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samedi 19 septembre 2020

Les vies d’Harry Dressel


"Les deux visages avaient été photographiés de trois quarts et légèrement penchés.
Au bas de la photo de l'homme, son nom inscrit en lettres blanches : HARRY DRESSEL."
(Livret de famille, ch. XII)


Connaissez-vous Harry Dressel ?

C’est dans Villa Triste que l’« étrange Harry Dressel » fait son apparition, avant de revenir dans la fiction suivante, Livret de famille.

Au chapitre XII, le personnage principal, un certain P. Modiano, adolescent, y rencontre une jeune fille, Denise Dressel. Pour la séduire, il se lance dans l’écriture d’une biographie du père de celle-ci, Harry Dressel, un homme tombé dans l’oubli dont il réinvente en grande partie les vies successives. Qui est ce Dressel de Livret de famille ? Un artiste hollandais de seconde zone, danseur, chanteur, vaguement acteur, qui s’installe à Paris en 1937, puis part au Caire en 1951, et y disparaît l’année suivante, peut-être assassiné.


Harry Dressel, photographie dédicacée "pour Yvonne" (novembre 1943)

Harry Dressel a vraiment existé. 

Il naît le 31 août 1908 à Winschoten, aux Pays-Bas. Il s’appelle alors Frans Hendrik Dresselhuijs. À quatorze ans, son père, qui importe des Ford dans les provinces néerlandaises du nord, l’envoie dans une usine automobile en Allemagne, pour apprendre le métier. Le garçon vit cela comme un enfer. Au bout de six mois, sa mère vient à sa rescousse. Après l’usine, il se retrouve chez Alex Goldschmidt, un nom fameux pour les vêtements féminins à Oldenburg, puis il fréquente une académie de beaux-arts, à Berlin.

À Oldenburg, il devient créateur de costumes pour le théâtre. Mais sa véritable ambition est de se retrouver, lui, sur la scène ou à l’écran. 

En 1935, il figure ainsi au générique de Het mysterie van de Mondscheinsonate (Le Mystère de la sonate au clair de lune) réalisé par Kurt Gerron.



Ces années-là, il se fait surtout connaître comme chanteur. Sous son nouveau pseudonyme de Harry Dressel, il passe dans divers cabarets, grave ses premiers 78-tours.

Le 9 mai 1940, il prend le train pour Anvers, où l’attendent des répétitions à l’Empire Theater, et s’installe dans une chambre au Grand Hôtel. Mais à quatre heures du matin, il est réveillé en sursaut. Pour la première fois, la ville est bombardée. 

« Je vais alors dans un abri, racontera-t-il des années plus tard. Une jeune fille est assise à côté de moi, elle m’attrape le bras. » Le bombardement passé, ils sortent à l’air libre, et font connaissance. Il n’a guère besoin de se présenter : « elle m’avait reconnu à ma voix ». Elle joue dans des spectacles, elle aussi, et doit d’ailleurs participer à la même revue de music-hall que lui, à l’Empire Theater. Son nom ? Luisa Colpijn, la future mère de Patrick Modiano.

Ils se lient, et lorsque la jeune femme veut partir pour Paris, ce qu’elle fait en juin 1942, il la met en contact avec un de ses amis, antiquaire, déjà sur place.

1944 : Harry Dressel chante au Doge, à Paris
(Paris-Soir, 3 juin 1944) 

Début 1943, Harry Dressel quitte à son tour Anvers pour la France. A la fin d’un spectacle donné au Palais des Beaux-arts de Bruxelles, les lumières se sont rallumées et la Gestapo est entrée. Elle cherchait des jeunes hommes pour les envoyer travailler en Allemagne. « Peu de temps après, j’ai pensé sage de passer la frontière, et d’aller à Paris », indique-t-il dans un interview en 1995. 

Il retrouve alors tout naturellement son amie Luisa, qui vit avec Alberto Modiano dans un appartement du 15 quai de Conti. « Et savez-vous qui, sur le Quai Conti, était notre voisin ? Arletty, la star des Enfants du Paradis. Tout Paris passait là, les hommes de lettres, les meilleurs artistes, tout était là, ils faisaient toujours la fête. » 

Le 20 novembre 1944, celui qui se nomme Frans Dresselhuis pour l'état-civil français est l'un des deux témoins du mariage de Luisa Colpyn et Albert Modiano à la mairie du 6e arrondissement de Paris. Le deuxième témoin n'est autre que Ralph Modiano, le frère d'Albert.  


Harry Dressel interprète Dans les plaines du Far-West,
un titre fameux d'Yves Montand

A Paris, Harry Dressel chante vite dans des cabarets et des boîtes de nuit. Il rencontre Yves Montand, Mistinguett, Édith Piaf. 

Un des premiers soirs, raconte-t-il, il dîne avec Piaf, l’ancien cycliste Charles Pélissier, qui avait eu une aventure avec la chanteuse, et sa femme Madeleine. Soudain, la discussion s’enflamme. « Vingt-cinq centimètres ! », s’écrie Madeleine Pélissier. « Vingt-huit ! », corrige Édith Piaf. Dressel, qui comprend à peine le français, peine à saisir le sujet du débat, jusqu’à ce que Charles Pélissier ouvre sa braguette, sorte son sexe et le mesure. C’est Piaf qui avait vu juste. Acclamations. Rires. « J’étais assis là, rougissant de honte », se souvient Harry Dressel.

Plus tard, le jeune homme ouvre son propre club, Chez Harry Dressel, à Bruxelles. Puis, peu après la guerre, il décide de partir à Buenos Aires. 

Avant de quitter l’Europe, il se rend une dernière fois quai Conti, chez son amie Luisa. « Elle m’a mis son bébé de six mois dans les bras. C’était Patrick Modiano, qui a écrit plus tard sur moi dans Livret de Famille que j’étais une ombre du passé de sa mère. Cela m’a ennuyé, car je ne suis pas une figure d’ombre. J’ai toujours été dans la lumière. »



Dressel reste une quarantaine d’années en Argentine, à chanter, raconter des blagues, jouer sur le folklore hollandais, les sabots, les costumes traditionnels, veste blanche, pantalon bleu, écharpe rouge. Il tient son propre restaurant, Los Zuecos Blancos (Les sabots blancs).

Le succès n’est cependant pas toujours au rendez-vous. Un jour, il se sent dans une impasse totale. Ruiné. « J’ai brûlé toutes mes affaires, bu du champagne et je me suis ouvert le poignet droit avec une lame de rasoir. » Il est retrouvé à temps. « Je suis resté inconscient trois jours. Quand j'ai repris conscience, j'étais mort de honte. »

Il revient finalement aux Pays-Bas. Il n’est plus le jeune homme drôle et fringant des années d’Occupation ou de l’immédiat après-guerre mais trouve tout de même des engagements, notamment dans des maisons de retraite. 

L'autobiographie de Harry Dressel (1983)

Quelques années après la parution de Livret de famille, Frans Dresselhuis dit Harry Dressel publie son autobiographie, Harry zingt op klompen, rédigée avec l'aide d'un journaliste hollandais. 

Il termine sa vie en fauteuil roulant, amputé d’un pied, mais toujours souriant, et meurt le 26 octobre 2000, à l’âge de 92 ans.


Harry Dressel et Ray Ventura 

Comme dans le roman de Patrick Modiano, Dressel a donc travaillé dans des cabarets, joué au cinéma, chanté. Il a enregistré plusieurs disques en 78 tours, en néerlandais puis en français. Comme dans la fiction, il est venu des Pays-Bas en France, avant de partir non pas en Égypte mais en Argentine.

S’inspirant d’un personnage réel, Patrick Modiano a ainsi recréé un Dressel qui réunit nombre de traits de sa propre histoire familiale. Un artiste qui parle flamand, puis français. Un acteur qui ne devient jamais vedette, à l’image de sa mère. Et la référence à l’Égypte, l’un des pays d’adoption de sa famille paternelle.

La dernière ligne du chapitre est frappante : « J’avais dix-sept ans et il ne me restait plus qu’à devenir un écrivain français. » Pas écrivain tout court, non, « écrivain français ». Comme si, après ces voyages entre les Flandres, la France, l’Égypte, après ces changements de langue, l’enjeu n’était pas seulement de faire de l’écriture le centre de sa vie, mais d’acquérir, à travers le langage, une nationalité. Une identité. De la langue française considérée comme une patrie…




NB : Merci à André Roosen et Marie-Paule Durand pour leur aide dans la préparation de cet article. 

dimanche 26 avril 2020

Des nouvelles de Frede

Frede avant guerre (coll. part.)
Il y a quelques années, j'avais consacré une longue enquête, et un livre, à Frede, cette lesbienne de choc qui fut le grand amour secret de Marlene Dietrich et dont Modiano a fait un personnage de roman. Je croyais avoir percé les mystères de cette brune au corps gracile et aux yeux clairs, toujours sanglée dans d’élégants vêtements masculins. 
J'étais pourtant passé à côté d'un énorme secret de famille, et deux personnages clés : Ginette et Marius. Leur histoire se trouve ici, sur le blog consacré à Frede.

lundi 13 avril 2020

Catherine Certitude : curieux cocktail chez les Ancorena

Le cocktail de printemps sur la terrasse des Ancorena, par Sempé.
Bienvenue chez les Ancorena.

L’un des moments culminants de Catherine Certitude, le récit cosigné par Patrick Modiano et Jean-Jacques Sempé, est le « cocktail de printemps » auquel se rendent Catherine et son père. 

La soirée se déroule un vendredi d’avril chez « Monsieur et Madame Ralph-B. Ancorena »,  les parents d’Odile, une amie que Catherine a rencontrée au cours de danse. À l’insu de ses parents, Odile a fait en sorte que Catherine et son père soient invités. Ce dernier est à la fois ravi et anxieux de cette incursion dans la « haute société », dont il espère qu’elle va propulser sa carrière de petit entrepreneur.

Un jour, Odile remet donc à Catherine un carton d’invitation « gravé en caractères bleu ciel » :


Cette invitation mérite un examen attentif, tant elle est représentative de l’art de Patrick Modiano de créer de la fiction en croisant des éléments puisés dans la réalité.

Le plus frappant est le nom de ce couple des beaux quartiers, Ancorena. 

L’écrivain s’est visiblement inspiré ici des Anchorena, dont il a modifié à peine le patronyme. Marcelo et Hortensia Anchorena étaient des milliardaires argentins qui vivaient à Paris dans les années 1940 et 1950. Ils n’habitaient pas Neuilly, mais les derniers étages d’un bâtiment Art déco de l’avenue Foch, où ils donnaient de fastueuses réceptions. Snobs et excentriques, ils recevaient des artistes, des poètes, des écrivains, des peintres d’avant-garde comme Braque, Picasso, Eluard, Vlaminck et Cocteau. 

Leur adresse, 53 avenue Foch, figure en bonne place dans le répertoire de Dora Maar retrouvé et décrypté par Brigitte Benkemoun, qui leur consacre un chapitre de son livre Je suis le carnet de Dora Maar (Stock, 2019).

Lettre de Marcelo Anchorena à Gabriela Mistral (1946, détail)
Leur duplex était connu pour son magnifique aménagement intérieur : des tableaux à foison, un piano décoré par Jean Cocteau, des paravents signés Christian Bérard, des portes peintes notamment par Georges Braque et Giorgio De Chirico, ainsi qu’un ascenseur intérieur capitonné – un détail repris par Modiano dans Catherine Certitude. Marcelo Anchorena assurait qu’il ne pouvait réfléchir que dans cet ascenseur privé, relate Roger Peyrefitte dans Propos secrets (Albin Michel, 1977).

Un autre « détail » n’a pu échapper à Patrick Modiano : la faiblesse coupable des Anchorena à l’égard des nazis. Dans leur bibliothèque, « on remarque Mein Kampf sous le portrait du chancelier Hitler », se souvient l’un de leurs visiteurs, Jean Hugo, dans Le Regard de la mémoire (Actes Sud, 1989).

De ce passé problématique, Modiano ne dit rien dans son récit. Il fait mieux. Il transfère ce couple qui fait bombance pendant l’Occupation dans un tout autre décor. Celui du 21, boulevard de la Saussaye, à Neuilly-sur-Seine. Les beaux quartiers, là encore. Mais pas de nazis en vue. Au contraire. A cette adresse était située pendant des dizaines d’années la « Maison de refuge pour l’enfance israélite » de Neuilly. Pendant la seconde guerre mondiale, ce foyer destiné aux jeunes juifs isolés servit de centre d’accueil temporaire pour des enfants « fatigués et ayant besoin d’un séjour à la campagne ».

L’invitation en forme de puzzle écrite par Modiano et Sempé comporte une troisième pièce : le prénom de M. Ancorena. Non Marcelo, comme le véritable Anchorena. Mais « Ralph-B. ». 

Pour Patrick Modiano, ce prénom ne peut qu’évoquer celui de son oncle paternel, Elia Raphaël dit Ralph Modiano (1913-1977). Il est mentionné à plusieurs reprises dans Un Pedigree, l'autobiographie de Patrick Modiano. Notamment pour indiquer qu’en 1940, Albert Modiano, le père de Patrick, « habite avec son frère Ralph, chez l’amie de celui-ci, une Mauricienne qui a un passeport anglais ». L’appartement se trouve « au 5 rue des Saussaies, à côté de la Gestapo », précise le texte.

Anchorena/Ancorena, Saussaye/Saussaies, Marcelo/Ralph : de façon souterraine, Patrick Modiano réussit à mêler en quelques lignes un couple pratiquant le « nazisme mondain » et un oncle juif, un refuge pour enfants israélites et le siège parisien de la Gestapo, lieu d’interrogatoires et de torture. Curieux cocktail de printemps. Le récit pour enfants n’est pas tout à fait celui qu’on imagine… 

dimanche 29 mars 2020

Sur les traces de Brainos, « un homme assez douteux »


« Un homme assez douteux. La cinquantaine ». 



Quand le narrateur d’Encre sympathique, qui travaille dans une agence de détectives, demande à son patron des précisions sur Georges Brainos, voici à peu près tout ce qu’il obtient. Une description floue, assortie d’une adresse – 194, avenue Victor-Hugo, dans le 16e arrondissement – et d’un curriculum vitae au conditionnel : « Il est domicilié à Paris, mais il aurait dirigé des salles de cinéma à Bruxelles. »

Le douteux Brainos que Hutte a tant de mal à décrire mérite doublement que l’on se penche sur son cas. Il constitue en effet un personnage important du Modiano millésime 2019. C’est lui qui déclenche l’histoire, en demandant à l’agence Hutte une enquête sur une dénommée Noëlle Lefebvre, enquête confiée au narrateur. 

En outre, il fait partie des figures qui circulent d’un roman de Modiano à un autre, et donnent à cette œuvre une remarquable unité, au point que chaque opus peut être considéré comme un chapitre d’un seul grand livre. C’est d’ailleurs également le cas de Hutte, dont l’agence était déjà au cœur de Rue des boutiques obscures (1978).


Patrick Modiano s’était intéressé une première fois à Brainos dans L’Horizon, en 2010. 



Son nom apparaissait rapidement dans une liste de locataires d’un immeuble du 16e arrondissement, tandis que l’adresse du 194, avenue Victor-Hugo était attribuée à un autre personnage, André Poutrel, « un toubib ». Et comme celui d’Encre sympathique, le narrateur de L’Horizon soulignait alors que le temps avait eu raison de l’hôtel particulier de l’avenue Victor-Hugo : « Ce numéro était maintenant celui d’un grand immeuble neuf avec des baies vitrées. » 

D’où sortent ce Brainos et son adresse parisienne ? Une fois de plus, l’écrivain n’a rien inventé. Durant la seconde guerre mondiale, un Georges Brainos vivait effectivement dans le petit hôtel particulier du 194, avenue Victor-Hugo, entre le square Lamartine et la Porte de la Muette, rasé au début des années 1960 pour faire place à un immeuble moderne. C’était un homme d’affaires russe, vraisemblablement d’origine juive, dont le parcours n’a pu que marquer Modiano. 

Georges Brainos nait le 8 novembre 1906 à Saint-Petersbourg, alors capitale de l’empire russe. A quel moment quitte-t-il la ville ? Sa famille a-t-elle fui la Russie avant ou après la révolution de 1917 ? Aucune certitude. Un autre Brainos, Aaron Israël, qui était né en 1888 à Kiev et pourrait être l’oncle de Georges, était arrivé à Paris bien avant 1917. Il avait été incorporé dans l’armée française comme médecin auxiliaire dès la fin 1914, et y avait exercé durant toute la guerre, avant d’être naturalisé en 1920. Devenu Arnold Brainos et responsable d’une clinique avenue Montaigne, ce médecin acquit une certaine notoriété le 6 février 1934, lorsque, passant fortuitement à proximité de l’émeute, place de la Concorde, il prodigua des soins à quelque 275 blessés.

De Georges Brainos, les premières traces précises remontent à 1928. À 22 ans, le jeune Russe travaille alors pour la Metro-Goldwyn-Mayer, la grande compagnie de cinéma américaine fondée quelques années plus tôt par Marcus Loew. 


Une opération de promotion organisée par Brainos pour la sortie de King Kong (1934)
 Il est nommé à la tête du Caméo, un cinéma de Lille ouvert en 1924 et devenu rapidement l’une des principales salles de la ville. L’hebdomadaire Les Spectacles ne tarit pas d’éloges sur ce choix : « D’une extrême affabilité, d’une grande courtoisie, M. Brainos s’est immédiatement imposé comme directeur de grande classe. Contrairement à ce que l’on croit couramment, rien n’est plus difficile que l’exploitation qui exige un doigté parfait et un tact irréprochable pour tenir la clientèle. M. Brainos les possède au plus haut point, c’est dire si le Caméo est en de bonnes mains. » 

Cette première expérience est visiblement concluante. En 1933, le Motion Picture Herald signale que Brainos, jeune et plein d’humour, a dorénavant pris la direction de deux salles à Bruxelles : le Crystal Palace et le Rex. 

Il y montre un sens évident du marketing. En 1934, pour la sortie d’un film de Doublepatte et Patachon, il fait circuler une voiture surmontée de deux poupées représentant le duo. Deux mois plus tard, il promène dans les rues un énorme King Kong. Peu après, l’entrée de ses cinémas est décorée de Laurel et Hardy en carton pâte.


En 1938 et 1939, on donne ensuite « l’affable M. Brainos » à la tête de L’Olympia, à Paris, puis, à Bruxelles, du Vog, qui remplace le Studio Louise, et de la nouvelle salle de la porte de Namur, Le Roy. 



Mais avec la guerre, l’affable, le courtois, l’irréprochable Georges Brainos donne une autre image de lui-même. Fabienne Jamet, la tenancière du One-Two-Two, l’un des bordels de luxe de l’époque, livre un témoignage marquant dans ses mémoires (One-Two-Two : 122 rue de Provence, Olivier Orban, 1975). Après avoir évoqué Joseph Joanovici, le ferrailleur milliardaire en affaire avec la Gestapo française de la rue Lauriston, elle passe à un autre client de marque de son établissement, Brainos, qu’elle orthographie par erreur Brennos : 

« Brennos vivait du même genre de business. Russe blanc, des manières de prince, il s’était dépêché d’acheter au début de l’Occupation un hôtel particulier, avenue Victor-Hugo. Le voilà qui tombe amoureux de moi. Mais à un point ! Jusqu’à venir m’offrir une rivière de diamants au One. Je l’ai refusée. Marcel [Jamet] était mon amant. Ça ne lui aurait pas plu du tout que je porte les bijoux d’un autre. Brennos a été chic. 
Nous sommes restés bons amis et, pour me faire plaisir, il a fait venir spécialement une bicyclette de Belgique pour l’anniversaire de ma filleule. Un très brave type, un peu dingue. Il allait à Levallois, accompagné de deux feldgendarmes, acheter aux ferrailleurs tous les vieux camions, les voitures bonnes pour la casse, les pneus usés et revendait le tout aux Boches. Il y gagnait des milliards. 
Dès qu’il a senti tourner le vent de la guerre, il n’a pas attendu, comme Joano, qu'on le lapide. Il a filé en Amérique du Sud, via l’Espagne. »

Dans Les Lettres françaises, le journal créé dans la clandestinité par Jacques Decour et Jean Paulhan, on trouve en décembre 1946 une autre allusion au personnage, sous la plume de l’écrivain d’origine roumaine Silvain Reiner : « Tachez de savoir ce qu’est devenu Brainos… C’était un grand richard… Il a fait de la bonne collaboration… S’ils ne l’ont pas fusillé, il doit être très bien maintenant. » 



Les archives tendent à confirmer cette face sombre du « très brave » Georges Brainos. En janvier 1946, Le Moniteur belge indique qu’il a fait l’objet d’une mesure de séquestre, prise le 8 août 1945. 


La justice française prend le relais. Le 23 avril 1948, la cour de justice de la Seine condamne « le nommé Brainos (Georges) », « directeur de cinéma à Paris ». Absent à son procès, il se voit infligé par contumace une peine plus que symbolique : la confiscation totale de ses biens présents et à venir.
La condamnation de Brainos publiée au Journal officiel (avril 1948).  
La confiscation porte notamment sur le 194, avenue Victor-Hugo. 



Ce « petit hôtel particulier à la façade de brique et de pierre », selon la description de Modiano, était occupé avant guerre par un industriel et homme politique de droite, Fernand Wiedemann-Goiran, ainsi que sa famille. En juin 1940, il embarque pour Londres avec ses deux fils aînés. En juillet, exilé, il ne prend pas part au vote des pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Sa résidence de l’avenue Victor-Hugo fait l’objet d’une première réquisition officielle par les autorités d’Occupation en décembre 1942, et d’une seconde le 1er février 1943, selon les documents cités par Cécile Desprairies dans son ouvrage Paris dans la Collaboration (Seuil, 2009). 

Bien sûr, « il y a des blancs dans cette vie », comme l’écrit Modiano dès la première ligne d’Encre sympathique. Beaucoup de blancs, même. Comment Brainos a-t-il atterri en Belgique ? Avait-il une famille ? A-t-il été propriétaire du dancing La Marine et du restaurant de la rue Marbeuf qui lui sont attribués dans le roman ? Qu’est-il devenu ? Puisqu’il n’a pas été fusillé, a-t-il vraiment fui en Amérique latine, comme l’écrit Fabienne Jamet, ou est-il mort à Lausanne, comme dans la version de Modiano ? 

Autant de questions sans réponse à ce stade. En revanche, on imagine facilement ce qui a piqué l’attention de Patrick Modiano dans l’histoire de cet « homme assez douteux ». À commencer par la sonorité exotique de son nom, proche de celle d’Aimos, un comédien excentrique que l’écrivain a évoqué lui aussi dans plusieurs livres.


Albert Modiano, le père de Patrick Modiano

Surtout, Georges Brainos présente nombre de points communs avec les parents de Modiano, tels que ce dernier les a dépeints. 



Le cinéma en Belgique avant et au début de la guerre, c’était le domaine de sa mère, lorsqu’elle s’appelait encore Louisa Colpijn, et qu’elle tournait dans des films à Anvers, de 1939 à 1941. Ces années-là, elle aurait bien pu croiser Brainos, à la faveur d’une avant-première. Puis, installée à Paris, elle a rencontré Albert Modiano, un juif qui vivait d’expédients, et faisait du marché noir, parfois avec des collabos, voire avec des agents de la Gestapo. Pas un « grand richard » ni un milliardaire, comme Georges Brainos, non, mais un homme un peu trouble tout de même. Quant au portrait de Brainos que Modiano dessine à la fin de son livre, n’est-il pas aussi celui de son propre père : « des cheveux noirs ramenés en arrière », « des yeux noirs », une allure de « Grec ou (de) Sud-Américain » ? 

Une fois encore, Patrick Modiano a, sans l’afficher, pioché dans le demi-monde de la Collaboration et animé un personnage réel dont il est loin de tout dire dans son roman. Il tait en particulier son comportement pendant la guerre, sa fuite et sa condamnation. 

A la fin d’Encre sympathique, Noëlle Lefebvre éprouve un léger étourdissement, en entendant parler de Brainos. « Le nom « Brainos » n’était désormais pour elle qu’un clignotement de plus en plus faible, celui d’un phare quand on s’éloigne du rivage. » Il en va de même pour le lecteur, une fois le volume refermé.

lundi 4 mars 2019

Le voile se lève sur "Irène de Tranzé"

Vous souvenez-vous d'Irène de Tranzé ? 

Ce personnage apparaît à plusieurs reprises dans La Ronde de nuit, le deuxième roman de Patrick Modiano (1969). Simone Bouquereau et Irène de Tranzé y sont présentées comme deux "ex-pensionnaires du One-two-two", l'un des bordels les plus chics de Paris durant les années 1940. Elles sont devenues ensuite les "secrétaires" attitrées du "Khédive". Les guillemets placés autour du mot "secrétaires" dans le récit laissent entendre que les deux femmes rendent bien d'autres services au "Khédive", surnom d'un des maîtres du Paris de la Collaboration. 

Elles font partie des personnages troubles et exotiques, fausses comtesses, vrais malfrats, qui évoluent autour du "Khédive", dans cette officine où se mêlent marché noir, lutte contre les Résistants et trafics en tous genres, où l'on torture parfois, mais en buvant du champagne et en valsant au son du piano à queue. "Quelques couples se forment, écrit Patrick Modiano. Costachesco danse avec Jean-Farouk de Méthode, Gaétan de Lussatz avec Odicharvi, Simone Bouquereau avec Irène de Tranzé..." 

Comme leurs comparses de La Ronde de nuit, Simone Bouquereau et Irène de Tranzé ne viennent pas de nulle part. Grand lecteur de Modiano, passionné par l'Occupation, Cédric Meletta a cherché à comprendre les origines de ces personnages. Il y consacre un chapitre de son essai Diaboliques, Sept femmes sous l'Occupation, qui vient de paraître chez Robert Laffont (240 pages, 20 euros). 

Hélène de Tranzé est l'une des sept "Diaboliques"
dont Cédric Meletta retrace le parcours
Le cas de Simone Bouquereau est réglé en quelques lignes : "Vérification faire, Simone Bouquereau se prénomme Suzanne. (...) En 1945, elle fait les gros titres de la presse épurée. C'est une morphinomane présumée, membre de la cinquième colonne qui vraisemblablement passait chez les gestapistes du 93 de la rue Lauriston quand l'occasion s'y prêtait." Dans son autobiographie Un pedigree, Patrick Modiano indique avoir été confié en 1952 à cette Suzanne Bouquerau (sans e), qui habitait alors à Jouy-en-Josas. C'était une amie de sa mère. 

Le dossier d'Irène de Tranzé est traité plus en détail. "Il semble que ce soit la contraction de deux identités ayant joué un rôle pendant la guerre : Irène de Trébert et Hélène de Tranzé", avance Cédric Meletta. Outre leurs patronymes assez proches, "elles ont en commun d'être nées l'été, sur un bateau, d'une mère russophone et chanteuse de surcroît". 

Irène de Trébert
Irène de Trébert (1921-1996), dite Mademoiselle Swing, était une chanteuse fantaisiste. Elle connut un énorme succès dans les années 1940. 

C'est sur Hélène de Tranzé, jusqu'ici très mystérieuse, que Cédric Meletta a concentré ses recherches, écumant les archives françaises, allemandes et américaines. Il est parvenu à retracer toute l'histoire de cette femme, dont les origines se trouvent... en Lettonie : "Hélène de Tranzé est Elena de Tranzē-Rozeneki (en letton) et, après germanisation de l'ensemble, Helena von Transehe-Roseneck", révèle l'écrivain-enquêteur. 

Hélène de Tranzé-Roseneck est née à Narva, dans le comté estonien de Viru-est, le 3 juillet 1925, précise-t-il. Elle arrive en France en 1930, avec ses parents, qui divorcent en 1937. Elle est alors confiée à la garde de son père, Stefan, qui travaille comme contremaître chez Latécoère à Toulouse, puis perd son emploi et n'en trouve pas d'autre. 

Lorsque survient la guerre, la jeune Hélène de Tranzé apprend la dactylographie, et travaille pour deux entreprises toulousaines successives. Mais les dossiers d'instruction indiquent aussi qu'elle se prostitue et se compromet avec le milieu collaborationniste toulousain. 

En 1943, elle déménage à Paris, et se met à oeuvrer pour la "Gestapo géorgienne", une officine similaire à la "Gestapo française" de la rue Lauriston. Cette "Gestapo géorgienne" est alors dirigée par Chalva Odicharia, l'"Odicharvi" de Modiano. Dans ce cadre, "dire qu'Hélène a touché des commissions, passé commande, revendu, donné des noms, c'est une évidence", écrit Meletta.  

L'arrestation d'Hélène de Tranzé,
dans L'Humanité, le 23 septembre 1944
Elle est arrêtée en septembre 1944, en même temps que son chef Odicharia. Elle reconnaît son rôle de secrétaire de la "Géorgienne", ce bureau d'achat doublé d'un cellule d'espionnage, avoue avoir fait du marché noir. En juillet 1945, le procès de la "Gestapo géorgienne" se déroule devant la cour de justice de la Seine. Six des accusés sont condamnés à mort. Le verdict est un peu moins sévère pour Hélène de Tranzé, condamnée aux travaux forcés à perpétuité. 

Le verdict du procès de la "Gestapo géorgienne"
(Le Monde, 6 août 1945)

Après plusieurs années en prison, elle retrouve la liberté au milieu des années 1950, à la condition qu'elle ne réside plus sur le sol national. En 1956, elle quitte ainsi l'Europe pour les Etats-Unis. Dans les années 1960, elle tient une boutique de luxe à Yonkers, une ville située dans le sud de l'État de New York, rapporte Cédric Meletta. Ajourant : "Si elle est encore en vie, Hélène a plus de quatre-vingt-dix ans aujourd'hui".

dimanche 2 septembre 2018

Sur les traces du « docteur Carl Gerstner »

L'autobiographie
de Karl-Heinz Gerstner (1999)
Sans doute n’avez-vous pas prêté attention à eux. 

Dans l’avalanche de noms auquel Patrick Modiano soumet le lecteur d’Un Pedigree, ils n’ont droit qu’à une mention rapide, située dans la première séquence de ce livre autobiographique. Après avoir évoqué le banquier italien « Georges Giorgini-Schiff », Modiano poursuit : « Pendant l’Occupation, il avait présenté à mes parents un docteur Carl Gerstner, conseiller économique à l’ambassade d’Allemagne, dont l’amie, Sybil, était juive et qui deviendra, paraît-il, un personnage «important» à Berlin-Est après la guerre. »

Magie d’Internet : il est désormais possible d’en savoir davantage sur ces trois silhouettes entrevues dans Un pedigree, et de mieux saisir ainsi le drôle de milieu dans lequel évoluaient les parents de Patrick Modiano durant l’Occupation, ce « terreau » dont l’écrivain dit être issu. Français, étrangers, Nazis, juifs, affairistes, agents doubles… « Les périodes de haute turbulence provoquent souvent des rencontres hasardeuses », écrit Modiano dans son autobiographie. Le trio Giorgini-Gerstner-Boden en apporte une preuve supplémentaire.

Le dossier d'attribution de la légion d'honneur
à Georges Schiff-Giorgini (1950)
Le banquier « Georges Giorgini-Schiff » est celui auquel l’écrivain consacre le plus de place dans son récit. Né à Pise en 1895 à Pise, mort à Paris en 1965, Giorgio ou Georges Schiff-Giorgini était effectivement banquier et homme d’affaires. Il s’était marié en 1928 à Delia Clauzel, la fille de l'ambassadeur de France en Autriche, avec laquelle il avait eu deux enfants avant de divorcer. C’est à lui qu’Albert Modiano, le père de Patrick, avait acheté la « croix du sud », un très gros diamant rose qui se trouvera plus tard au centre de l’intrigue du roman Dimanches d’août.

Comme l’indique Un pedigree, Georges Schiff-Giorgini est arrêté par les Allemands en 1943, à la suite de l’armistice italien. Il est alors déporté au camp de Flossenbürg, en Bavière. Il ne cesse d’y rendre aux Français emprisonnés avec lui « de très grands services », précise le rapport établi en 1950 pour lui attribuer la légion d’honneur. Ajoutant : « a sauvé bien des vies françaises, souvent au péril de la sienne. »  

Après guerre, il reprend son activité d’homme d’affaires à Paris, dans ses bureaux du 4 rue de Penthièvre, et reste lié à Albert Modiano. Ainsi ce dernier siège-t-il au conseil de la Compagnie africaine agricole et minière, dont le siège officiel se trouve à Rabat (Maroc), et qui est dirigée par Giorgini.  

Les premiers travaux juridiques
du Dr. Karl-Heinz Gerstner (1939)

C’est ce Giorgini qui présente à son ami Albert Modiano un certain « docteur Carl Gerstner », alors employé à l’ambassade d’Allemagne à Paris, selon Un pedigree. Personnage intéressant et complexe que ce Karl-Heinz Gerstner. Né à Berlin en 1912, fils illégitime d’un diplomate allemand, il entame des études de droit en 1931, toujours à Berlin, tout en s’engageant politiquement à gauche auprès du Roter Studentenbund. En 1933, alors que Hitler prend le pouvoir, il adhère cependant au parti national-socialiste, le NSDAP. Une démarche effectuée par entrisme, « uniquement par haine contre Hitler (...) pour faire quelque chose contre les nazis », assure-t-il dans son autobiographie publiée en 1999, Sachlich, kritisch und optimistisch.

Très francophile, il sinstalle en France en 1936, où il travaille à la chambre de commerce de l’Allemagne à Paris. En 1939, à la déclaration de guerre, il retourne outre-Rhin. Mais il effectue le trajet inverse dès l’été 1940. Cette fois-ci, il est recruté par l’ambassade d’Allemagne à Paris comme « assistant de recherche » en matière juridique et économique. Il y reste durant l’essentiel de l’Occupation.

Quel rôle exact joue-t-il ? Il est certes adhérent du parti nazi et membre de l’ambassade dirigée par Otto Abbetz. Mais simultanément, il soutient la Résistance française, notamment en fournissant des laisser-passer permettant de franchir sans encombre la ligne de démarcation. A plusieurs reprises, mis au courant à l’avance de rafles, il prévient les personnes menacées. Des familles juives sont ainsi sauvées de la déportation. A-t-il profité de sa position à l’ambassade pour aider Albert Modiano à traverser la guerre sans drame, alors que, juif, celui-ci se cachait à Paris sous un faux nom ? La question reste sans réponse.

Gerstner avait lui-même rencontré durant l’hiver 1939-1940 une jeune étudiante en arts d’à peine vingt ans, Sibylle Boden (1920-2016), d’origine juive par son père. Il l’avait fait venir à Paris, et l'épousera en 1945.

Sibylle Boden, l'épouse de Karl-Heinz Gerstner 
En 1944, le jeune couple revient à Berlin. Jusqu’en mai 1945, Karl-Heinz Gerstner travaille au ministère des Affaires étrangères à Berlin, tout en œuvrant en sous-main en faveur de groupes de résistance allemands, raconte-t-il dans son autobiographie.

A la Libération, les Anglais le nomment maire adjoint du quartier de Berlin-Wilmersdorf. Mais en raison de son travail à l'ambassade allemande à Paris, les services russes le soupçonnent, et l'emprisonnent durant le second semestre 1945. Il est libéré en janvier 1946 grâce aux témoignages d’une vingtaine de Résistants français en sa faveur.

Gerstner entame une seconde vie en 1948. Installé avec sa femme à Berlin-est, en RDA, il devient journaliste au Berliner Zeitung, le quotidien aux mains du parti unique. Il intervient également à la radio et la télévision est-allemandes, dont il fait peu à peu partie des figures les plus populaires. Comme beaucoup, il collabore également avec les services soviétiques ainsi qu’avec la Stasi, le service de police politique et d'espionnage de la RDA. Un sujet sur lequel il s’est peu étendu dans ses mémoires, et qui a donné lieu à une polémique tardive. Certains ont jugé qu’il s’était donné un peu trop le beau rôle dans son autobiographie.

Sa femme, elle, travaille essentiellement comme costumière de cinéma. Mais elle aussi est tentée par la presse, et lance en 1956 un magazine de mode qui porte son prénom, Sibylle. C’est un peu le « Vogue de la RDA ». Elle y reste jusqu’en 1961, année où le magazine est jugé « trop français pour le socialisme » et où elle doit démissionner. Elle revient alors au cinéma.

Le premier numéro de Sibylle (1956)
Karl-Heinz et Sibylle Gerstner, le « docteur Carl » et « Sybil » dans Un pedigree, forment ainsi un couple à la fois symétrique et inversé par rapport aux parents de Patrick Modiano. « Je suis né (…) d’un juif et d’une Flamande qui s’étaient connus à Paris sous l’Occupation », écrit le romancier à la première ligne d’Un pedigree. Il précise plus tard que sa mère travaillait alors pour une compagnie de cinéma sous contrôle nazi, la Continental. Avec Karl-Heinz Gerstner et Sybille Boden, on a affaire à un Allemand œuvrant officiellement pour les Nazis – tout en aidant les Résistants – et à une demi-juive appelée à travailler elle aussi pour le cinéma. Un couple aussi improbable que celui constitué dans le Paris occupé par Albert Modiano et Luisa Colpeyn.

L’effet miroir est d’autant plus saisissant que les deux couples ont perdu l’un comme l’autre un de leurs deux enfants : Rudy Modiano, le jeune frère de Patrick, est mort en 1957 ; Sonja, la deuxième fille des Gerstner, s'est suicidée en 1971 à la suite d'une maladie psychotique. Elle avait 19 ans. 

(Merci à Klaus Krug pour les documents fournis et son aide précieuse dans la préparation de ce texte.)

samedi 17 juin 2017

Un blog sur Frede


Un livre n'y suffisait pas. Pour accompagner la biographie de Frede (Les Équateurs, mai 2017), j'ai donc mis en ligne un blog consacré spécifiquement à cette incroyable belle de nuit qui a fasciné Patrick Modiano, troublé Anaïs Nin, et séduit Marlene Dietrich ainsi que bien d'autres. 

Ce blog présente le Carroll's et les autres cabarets tenus par Frede, les femmes qu'elle a aimées, quelques hommes aussi, et comprend des documents inédits. Plusieurs articles publiés dans la presse à propos de Frede y sont reproduits.

Pour le consulter, il suffit de cliquer ici.

jeudi 1 juin 2017

Frede vu par Elle

Le magazine Elle a consacré l'ouverture de ses pages Livres du 26 mai 2017 à la biographie de Frede parue aux éditions Les Equateurs. 

Partant du personnage mentionné par Patrick Modiano dans plusieurs livres, la critique Olivia de Lamberterie évoque dans cet article la vie haute en couleurs de la véritable Frede. 



"TENDRE EST SA NUIT

QUI ÉTAIT CETTE FREDE QUI SÉDUISIT LES PLUS BELLES FEMMES DU MONDE ? 
UNE CAPTIVANTE BIOGRAPHIE MET EN LUMIÈRE CE TROUBLANT OISEAU DE NUIT.

PAR OLIVIA DE LAMBERTERIE

C’est sur la couverture de « Remise de peine », de Patrick Modiano, où elle est croquée par Pierre Le-Tan, que Denis Cosnard rencontre son ex-star des fifties. Frede fait partie des «drôles de gens » que croise Modiano enfant, dans la maison de Jouy-en-Josas où sa mère l’a laissé. Ce Carroll’s, dont parlent les adultes, n’est pas un cirque, comme l’imagine le petit garçon, mais la boîte de nuit tenue par Frede et fréquentée par Marlene Dietrich, Orson Welles ou Françoise Sagan. « Je me souviens d’avoir vu de mes yeux Rita Hayworth arrivant au bras de François Mitterrand, alors jeune ministre ! » se souvient un ancien maître d’hôtel. Avec l’aide du neveu et d’une voisine de son héroïne, le journaliste part sur les traces de Frede, à pas de loup, décrivant dans son sillage le monde des gens de la nuit et des stars sans fard. Le scandale ne guide pas la plume du journaliste, mais l’intime ; ses révélations sont feutrées comme l’ambiance ouatée de minuit, quand on tombe le masque pour s’autoriser à être enfin soi-même.

C’est toujours la même histoire, rien ne prédisposait Suzanne, née en 1915, fille d’une plumassière et d’un agent d’assurances, à devenir Freddie belle gueule. Sans doute, l’affection reçue enfant lui a donné la force d’être une femme affranchie qui aime les femmes, qui ensorcellera jusqu’à Marlene Dietrich, lui valant ainsi l’appellation de « la plus grande lesbienne au monde ». Les moeurs sont libres, mais pas les lois. En 1933, lorsque la star allemande arrive à Paris, vêtue de parfaits costumes masculins, le préfet de police la menace d’arrestation si elle persiste à s’habiller en homme. 

Rusant avec les interdictions, dandy androgyne, femme des coulisses qui dévisage ses invités du haut de l’escalier du Carroll’s, Frede ne se laisse pas faire. Denis Cosnard égrène ses amours (Maria Félix, Lana, la dernière épouse de Sacha Guitry, Zina, Miki), ses chagrins et ses succès entre Paris, Biarritz et la Côte d’Azur, où ses bars (dans lesquels les dames peuvent danser entre elles) affolent la jet-set. Mais, éclaboussée par la lumière du jour, cette belle de nuit conserve son mystère, et c’est en cela qu’elle est irrésistible.

« FREDE », de Denis Cosnard (Équateurs, 230 p.)."