mardi 24 janvier 2012

Modiano retouche son portrait (à propos du Cahier de L'Herne)

   Cela tient en deux lignes, glissées dans les « repères biographiques », à la fin du « Cahier de L'Herne » qui vient de sortir. « Septembre 1977 : mort de son père en Suisse sans que personne ne le prévienne. Il ne l'avait pas revu depuis onze ans. » Patrick Modiano a pris soin de rédiger ce texte court à la troisième personne. Une vieille technique pour tenir l'émotion à distance. Malgré tout, l'auteur de La Place de l'étoile n'en avait jamais écrit autant sur la disparition de son père. Jamais il n'avait laissé percer aussi nettement le manque provoqué par la mort de ce roi déchu qu'il brocardait dans ses premiers romans et qu'il a peu à peu réhabilité.

Longtemps, Modiano a résisté à l'autobiographie. Raconter sa vie ? Oui, mais seulement en la transposant, en la stylisant. Sinon, « on risque de donner une impression de débraillé, de document vécu, de déballage, qui est le contraire de la littérature », plaidait-il en 1972. Quarante ans plus tard, le temps des masques est révolu. En 2005, l'écrivain s'est enfin résolu à raconter ses vingt premières années et ses curieux parents dans 
Un pedigree, exceptionnel autoportrait de l'artiste en jeune chien mal-aimé. Le voici qui profite de ce « Cahier de L'Herne » pour compléter le tableau et effectuer quelques retouches.

Ces « repères biographiques », par exemple. Une première version en avait été publiée il y a quatre ans. A l'époque, il n'y avait pas un mot sur la mort du père. Ni toutes les précisions données sur les fugues à répétition du jeune Modiano. En revanche, il mentionnait son grand prix Paul-Morand, reçu en 2000, qui est désormais gommé de la biographie - à cause de l'antisémitisme de Morand?

Au-delà de ce texte autobiographique, Modiano a confié aux chevilles ouvrières de ce passionnant « Cahier », les universitaires Raphaëlle Guidée et Maryline Heck, une quarantaine de documents puisés dans ses archives. Une photo de son père, cet Albert Modiano qui, pour les lecteurs, était jusqu'à une date récente sans visage. D'autres de sa mère, en starlette flamande des années 1940. Un portrait de Rudy, le frère trop tôt disparu, dont l'oeuvre de Patrick constitue en partie un tombeau. Ou encore de poignantes pages de son cahier d'adolescent.

Autre texte étonnant, une liste, établie par l'auteur lui-même, des personnes réelles qu'il a insérées dans ses fictions. Suzy Kraay. Gino Bordin. Eddy Pagnon. Meinthe. Des dizaines d'autres, qui viennent souvent des années noires de l'Occupation, la nuit originelle de Modiano. Certains se retrouvent dans ses livres, sous diverses identités. Preuve que, contrairement à ce qu'il affirme dans les interviews, le retour de ces personnages n'est pas le fruit du hasard ni d'une soudaine amnésie, mais bien d'un travail d'écrivain. Stylo, vieux bottins, et liste en main.

Une dernière retouche à noter. Celle-ci n'est pas de la main de Modiano, mais de Serge Klarsfeld. Dans les années 1990, le chasseur de nazis l'a énormément aidé à mener son enquête sur Dora Bruder, cette jeune fugueuse morte à Auschwitz. Sans lui, jamais le livre Dora Bruder n'aurait pu voir le jour. Pourtant, Klarsfeld n'y est même pas cité. D'où sa surprise à la lecture du texte. "Comment avez-vous pu me faire disparaître de votre enquête-roman ?" écrit-il, irrité, à Modiano. Avant d'avancer une hypothèse très fine : "Peut-être êtes-vous amoureux de Dora ou de son ombre et, comme nous l'avons cherchée ensemble, vous tenez à la garder pour vous-même tout en la faisant aimer par un large public." Cette lettre, c'est Klarsfeld qui l'a donnée à L'Herne. Modiano n'a pas bloqué sa publication.



Denis Cosnard

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