mardi 27 décembre 2022

"Pic et Pat" : quand les frères Modiano inspiraient un feuilleton en BD

 

Première page du premier épisode de Nous partons faire le tour du monde, dans Elle.

Patrick Modiano le raconte lui-même dans un entretien accordé à Elle (22 décembre 2022, numéro 4018) : au milieu des années 1950, le magazine a publié un feuilleton en bande dessinée dont les deux personnages principaux, Pic et Pat, étaient en partie inspirés du futur écrivain et de son petit frère, Rudy

A l'origine de ce feuilleton, deux autres frères, Jacques et François Gall. A la fois journalistes et écrivains, ils travaillent notamment pour le quotidien France-Soir de Pierre Lazareff et pour le magazine Elle fondé par son épouse Hélène Lazareff. 

Ils sont également proches de la famille Modiano, et fréquentent leur appartement du quai Conti. "Je crois que l’un devait être amoureux de ma mère, il venait souvent à la maison, indique Patrick Modiano à Elle. Ma mère ne s’occupait pas tellement de nous, alors il nous emmenait avec mon frère. On les considérait un peu comme des parrains. À cet âge-là, on ne se pose pas beaucoup de questions." L'écrivain ne cite cependant aucun des deux frères Gall dans son autobiographie, Un pedigree

Un jour, un des deux frères Gall dit à Patrick Modiano, alors âgé d'une dizaine d'années : "On est en train d’écrire un texte, quelque chose autour de vous, une histoire où vous faites le tour du monde."

Ce texte, c'est celui de Nous partons faire le tour du monde, une bande dessinée en dix épisodes parue à partir du 19 mars1956. Les illustrations sont réalisées par Jacqueline Duhême, une ancienne apprentie de Matisse, compagne d’Éluard, collaboratrice et amie intime de Prévert, et elle aussi protégée d’Hélène Lazareff.

samedi 26 novembre 2022

"Brassaï de la nuit", par Patrick Modiano


A la demande de Reporters sans frontières, Patrick Modiano a accepté de donner un texte pour le bel album consacré par l'organisation de défense de la liberté de la presse au photographe Brassaï (1899-1984), maître incontesté des lumières de la nuit et inlassable arpenteur de Paris. 

Ce texte, intitulé "Brassaï de la nuit", court sur six pages, en avant-propos d'un portfolio de 100 photographies séquencé en sept chapitres (Jour et nuit, Soirées, Canaille, Petits métiers, Artistes de sa vie, Surréel et Sans frontières).

Pour l'essentiel, cet avant-propos reprend le texte du livre Paris Tendresse, cosigné par Modiano et Brassaï, et publié aux éditions Hoëbeke en 1990. L'écrivain a simplement raccourci son texte, modifié quelques détails, et ajouté trois paragraphes dans lesquels il compare notamment la démarche de Brassaï et celles de Nicolas Restif de la Bretonne et de Gérard de Nerval.

Le début de l'avant-propos est le même que celui de Paris Tendresse : «Je n’ai rencontré Brassaï qu’une seule fois, chez un ami, Roger Grenier. Il m’a parlé de la manière dont il prenait ses photos, la nuit, à Paris, dans les années trente. Il lui arrivait de cacher son appareil quand il photographiait les mauvais lieux et les mauvais garçons. Ceux-ci avaient fini par l’adopter. Ils n’avaient rien à craindre, Brassaï n’était pas un indic, mais un poète qui, comme Genet, transmettrait très loin dans le temps leurs visages et les lumières noires et blanches de Paris. »

Publié en novembre 2022, l'album de Reporters sans frontières comporte également d'autres textes sur Brassaï, des contributions inédites de Laure Adler (journaliste), Dimitri Beck (directeur de la photographie), Denis Cosnard (journaliste), C215 (artiste), Sophie Jacotot (historienne), José Lebrero Stals (directeur du Musée Picasso à Málaga) et Philippe Ribeyrolles (neveu et filleul de Brassaï).

samedi 22 octobre 2022

Zwy Milshtein vu par Patrick Modiano


« Les hasards de la vie ont fait que Zwy Milshtein est lié pour moi à des souvenirs anciens, alors que je ne l'ai rencontré que cette année 2004 dans son atelier. »
 C'est par ces mots que débute le texte court, sans titre, que Patrick Modiano a consacré au peintre Zwy Milshtein (1934-2020) en 2004, à l'occasion d'une exposition de travaux de ce dernier dans les jardins du Luxembourg.

Modiano y évoque sa découverte des oeuvres de Zwy Milshtein, à l'âge de treize ans, grâce à Katia Granoff, une femme qui tenait une galerie d'art au 13 quai Conti, dans un immeuble mitoyen de celui où habitait la famille Modiano, au numéro 15.

« Dans ma mémoire est restée gravée la silhouette de ma voisine Katia Granoff ; son chignon, son allure de vieille petite fille et de poupée russe. Elle était liée à la grande époque de Montparnasse, celle de Chagall et de Soutine, et ce n’est pas le hasard si Milshtein a débuté chez elle…», écrit Modiano.

Plus loin, il note : « Zwy Milshtein, à ses débuts, appartenait à ce Paris cosmopolite de la fin des années cinquante, qui ressemblait si fort au Montparnasse des années vingt que la ville retrouvait une nouvelle jeunesse. Des artistes venus de tous les horizons devenaient très vite des paysans de Paris. » Avant de conclure : « Le temps a passé et il n'y a plus de Katia Granoff, quai de Conti. Mais j'ai traversé la Seine et j'ai retrouvé, dans son atelier de la rue des Filles-du-Calvaire, un Zwy Milshtein toujours aussi jeune, aussi inventif et aussi passionné. »

En 2007, ce texte a été publié en préface du livre de Zwy Milshtein, Vodka, harengs et quelques larmes (Slatkine, 208 p)



dimanche 2 octobre 2022

"Bony et sa bande" par Patrick Modiano

 

Début 1970 paraît aux éditions Fayard le premier livre d'un journaliste de 34 ans, Philippe Aziz (1935-2001), Tu trahiras sans vergogne. Il est entièrement consacré à Pierre Bonny et Henri Chamberlin dit Lafont, les deux "collabos" associés au sein de la "Gestapo française" de la rue Lauriston.

Pour Le Monde des livres, c'est Patrick Modiano qui signe la critique de cet ouvrage, dans un article publié dans le numéro daté du 14 mars 1970, et intitulé "Bony et sa bande" (les noms de Bonny et Lafont sont orthographiés par erreur Bony et Laffont dans tout le texte).

Patrick Modiano n'a alors publié lui-même que deux romans, La Place de l'étoile et La Ronde de nuit, mais l'un et l'autre ont pour décor l'Occupation, avec une attention particulière portée aux collaborateurs et aux personnages de traîtres. Ainsi Bonny et Lafont se trouvent-ils au centre de La Ronde de nuit, renommés pour l'occasion Pierre Philibert et Le Khédive.

Tu trahiras sans vergogne a passionné Modiano. "Certains livres nous restituent le climat d'une époque, nous en font respirer l'odeur, écrit-il. Tu trahiras sans vergogne, de Philippe Aziz, est de ceux-là. En faisant surgit de l'ombre les figures de deux auxiliaires français de Gestapo : l'ex-inspecteur Pierre Bony et le truand Henri Laffont, qui dirigèrent pendant quatre ans sous le patronage des autorités allemandes une officine de police rue Lauriston, Aziz nous plonge, avec une remarquable force d'évocation, dans toute l'horreur et la démence des années 40-44 à Paris."

Après avoir détaillé le contenu de l'ouvrage, Patrick Modiano conclut : "Jusque-là, on s'était attaché aux figures lumineuses et héroïques de cette époque : les Jean Moulin, les Pierre Brossolette, les Guy Môquet. Mais pour avoir une idée exacte des années "noires", pour en sentir toute la tristesse et l'odeur de pourriture, il fallait aussi montrer ce que cette époque a révélé d'exceptionnel dans la trahison et dans le crime. On lira Tu trahiras sans vergogne de Philippe Aziz comme le document le plus amer, le plus troublant, paru jusqu'à ce jour sur l'Occupation."

La lecture du livre de Philippe Aziz a visiblement encouragé Patrick Modiano a poursuivre lui aussi son travail sur "la trahison et le crime", "les éléments les plus troubles de la population" devenus les "vrais complices" des Nazis, comme il l'écrit dans son article : la sinistre Gestapo française de la rue Lauriston est de nouveau au cœur de son roman suivant, Les Boulevards de ceinture.

dimanche 28 août 2022

Des Inconnues à Annecy

La Taverne et le Splendid Hôtel, quai Eustache Chappuis, à Annecy 

La deuxième nouvelle du
 recueil Des Inconnues, parue initialement sous le titre Aux jours anciens, a pour cadre essentiel Annecy ; seules les dernières pages se déroulent à Genève.
"Tous les lieux sont nommés et peuvent se retrouver aisément dans l'Annecy d’aujourd’hui", relève Michel Camus, un lecteur de ce blog qui habite sur place depuis quarante ans. Il a donc tenté l'expérience : 

"Tout débute en avril 1961 puisque les transistors font croire que les parachutistes vont être lâchés sur la France. Le pensionnat de fille est une transposition du collège Saint-Joseph de Thônes où le jeune Patrick Modiano a été lycéen, et qui n’accueillait que des garçons.
En 2022, il est toujours possible de prendre le car à hauteur du grand platane devant la mairie de Veyrier-du-lac. La route départementale le contourne pour le respecter. Le terminus est bien entendu devant la gare d’Annecy. 
Après avoir quitté son pensionnat, la jeune inconnue donne rendez-vous à son amie au café Reganne, qui est aujourd’hui encore à droite après la rue du Paquier. Le nom est simplement légèrement différent : c’est en fait à la brasserie le Regann que l’on peut toujours boire un verre. 
La brasserie Le Regann, à Annecy (c. 2020)

Juste en face, la terrasse du café du Casino n’existe plus, celui-ci ayant été détruit en 1981 avec l’ancien théâtre. Le café de la Taverne est resté inchangé jusqu’aux années 80, avant de devenir un restaurant de chaine qui a fermé récemment. La municipalité a réussi a empêcher qu’il devienne un fast-food. 
Tout près se trouvait le cinéma le Vox, devenu un magasin de vêtements. Le cinéma Hollywood était bien rue Sommeiller, remplacé maintenant par un hôtel. 
Le cinéma le Splendid est aussi devenu un magasin de vêtements, rue de l’Annexion, à deux pas de l’hôtel d’Angleterre. Entre la Taverne et la préfecture, l’avenue d’Albigny est bordée de grands arbres avec une promenade et une piste cyclable. De l’autre coté, la plage des Marquisats n’est pas très loin et reste très fréquentée.
Rue de la Poste, au bout de la rue Royale, il y a bien entendu un café, mais impossible de savoir s’il a appartenu à Bob Brune. Lorsqu’on revient de ce café vers la Taverne, on parcourt la rue Royale puis celle du Paquier en passant devant l’ancien hôtel d’Angleterre et la grande et vieille librairie (qui a été reprise par le groupe Decitre et a changé de lieu). 

"Annecy, le Grand Hôtel d'Angleterre en hiver" (carte postale ancienne)

Après avoir fait connaissance avec Lafon et Orsini, l’inconnue va diner avec eux à l’auberge de Savoie, où on peut bien déjeuner à coté de l’église St François, au seuil de la vieille ville. Leur soirée se termine avec Lafon à l’hôtel d’Angleterre où il est toujours possible de séjourner puisqu’il est devenu un Apparthotel. 
La demoiselle trouve ensuite un emploi de serveuse dans un salon de thé, qui sert toujours des macarons et des éclairs au chocolat  sous les arcades de la rue du Lac. Plus tard, elle va travailler comme dame de compagnie et promener le chien d’une vieille dame à l’hôtel Impérial. Celui-ci a fermé à la fin des années 1960, a partiellement brulé, a été reconstruit et agrandi pour devenir un complexe hôtel-casino-centre-de-conférence sous le nom plus glamour d’Imperial Palace."