mercredi 16 novembre 2011

Chien de printemps lu par Norbert Czarny

Portrait du jeune homme en futur écrivain
Il y a toujours un moment, dans les romans de Modiano, où le narrateur tente d'échapper à quelque chose ou quelqu'un, en "faisant le mort". Dans Chien de printemps, comme dans Remise de peine ou Fleurs de ruine, c'est peut être à la douleur qu'engendre une disparition, qu'il s'agit d'échapper. Et le frémissement des branches, sous les frondaisons du Luxembourg permettent à ce narrateur à l'allure d'orphelin, de passer un peu plus facilement, le seuil de la jeunesse.

L'histoire se déroule au printemps 64. Le narrateur est devenu l'ami de Francis Jansen, un photographe qui cherche "la lumière naturelle". Jansen est en transit. Bientôt, il quittera la France pour le Mexique, et avant qu'il ne parte, le narrateur voudrait classer les très nombreuses photos qu'il garde dans trois valises.

Comme c'est le cas depuis La Ronde de nuit, le narrateur annonce d'emblée un projet précis concernant Jansen : "dire le peu de choses qu'il sait de lui". Ce projet, tout lecteur de Modiano le sait, ne peut aboutir. Parfois il se réduit, de façon ironique, à une fiche de police. Souvent, le portrait n'est qu'un prétexte pour évoquer, en quelques images, une époque et des lieux dont les vestiges disparaisssent trop vite. et de s'accrocher à la réalité fugitive. C'est aussi une manière, surtout ici, d'esquisser un autoportrait du futur écrivain, dans l'ombre d'un artiste confirmé.

Rares sont les indices qui permettent de reconnaître les années soixante dans ce roman. Comme si à trente ans de distance, Modiano répondait à l'injonction de Jansen de ne pas faire trop bavard, il a évité ces titres de films ou de chansons, ces références nombreuses qui résonnent, pour ses lecteurs de connivence avec lui, comme autant de "Je me souviens".

Les lieux, en revanche, détiennent toujours ce pouvoir évocateur qui place Modiano dans la lignée des grands piétons de Paris, à commencer par Nerval dont il a hérité une sorte de mélancolie.

Jansen et le narrateur se sont rencontrés Place Denfert-Rochereau. L'artiste habite un atelier rue Froidevaux, mais il fréquente peu cette rue souvent glaciale et déserte qui longe le cimetière du Montparnasse. Le plus souvent, il réside dans un hôtel avenue du Maine. Il veut échapper à ceux qui le cherchent, des amis, une femme amoureuse de lui, et le narrateur devenu son secrétaire, répond au téléphone, tente d'éconduire les importuns ou se lie avec cette Nicole qui poursuit Jansen. Elle-même est traquée par Gil, son mari, un artiste "Rive-gauche" jaloux et brutal, qui chaque nuit interprète des montages poétiques dans des cabarets de la Montagne Sainte-Geneviève, et dont Modiano brosse un portrait assez drôle sans être une caricature.

Les personnages du roman forment donc une sorte de ronde, que le narrateur observe et dont il rapporte les mouvements à travers le livre.

Autant qu'aux gens, le laconique Jansen tente d'échapper à ses souvenirs, surtout ceux d'un bonheur enfui, quand vivaient Robert Capa, son meilleur ami, et Colette Laurent, la femme aimée, tous deux désormais morts. Le jeune narrateur est son dernier lien avec ce passé puisqu'il classe les photos, ramène au jour les moments enfouis. Jansen, dont les origines sont un peu obscures, fait partie de ces figures modianesques, qui servent de guide ou de père à un jeune homme dont la vie commence. Il ressemble, par sa mélancolie et sa discrétion au George Bellune d'Une jeunesse et de Memory Lane. Son goût pour les points de suspension, son désir répété de silence et son refus des mots en trop permettent à Modiano de proposer, de façon oblique, son "Ars poetica". Jansen photographie les petits détails comme le romancier les distille, pour créer, d'un rien, un univers.

En outre, comme le père qui hante la plupart des oeuvres de Modiano, il a connu l'Occupation et n'est sorti du camp de Drancy que grâce à sa nationalité italienne. Son identité incertaine est à la fois une protection et un motif d'inquiétude pour son jeune compagnon, qui se cherche. La fin du roman en témoigne : les questions concernant Jansen restent en suspens, mais ce trouble contamine le narrateur qui ne sait s'il trouvera la paix dans la vive lumière, ou dans l'ombre.

Histoire d'un photographe, Chien de printemps est un roman rempli de lumière. Une lumière parfois vive, aveuglante, qui donne le vertige ou la nausée. A la terrasse du café de la Paix, le narrateur est ainsi près de défaillir. Est-ce la dernière ronde dans Paris, proposée par son ami en partance qui l'a étourdi ? Ou l'idée qu'il sera bientôt seul ?
Jansen en quête de tranquillité, cherche l'ombre, voire l'obscurité. Modiano, écrivain visuel avant toute chose, excelle à rendre ces jeux du soleil éclairant à vif les rues et les places, ou traversant les arbres.
Mais la lumière est aussi ce qui éclaire l'instant de bonheur. Trop de netteté écrase. La visite d'une maison désertée, en Seine-et-Marne, rappelle douloureusement que le temps de certaines amitiés s'est enfui. La pénombre rassure. Assis sur un banc, au Luxembourg, le narrateur entend comme un brouhaha les conversations anodines qui l'entourent, parmi la foule du lundi de Pâques. Et la banalité de cette rumeur le tranquillise.

Le départ de Jansen coïncide avec la publication du premier roman de son jeune ami : "J'étais enfin sorti de cette période de flou et d'incertitude pendant laquelle je vivais en fraude", écrit-il. Le sentiment d'irréalité, loin de le protéger fait souffrir le narrateur. Il y échappe parfois en lisant les gros titres d'un quotidien car le monde réel est, chez Modiano, synonyme de traque autant que de refuge.
Comme dans Une jeunesse, la séparation d'avec celui qui a servi d'intercesseur ressemble à une libération. Avoir vingt ans n'est pas plus facile pour Modiano que pour d'autres. Mais ne plus les avoir ne le rend pas apaisé.


Norbert Czarny
(La Quinzaine Littéraire)

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