dimanche 2 septembre 2018

Sur les traces du « docteur Carl Gerstner »

L'autobiographie
de Karl-Heinz Gerstner (1999)
Sans doute n’avez-vous pas prêté attention à eux. 

Dans l’avalanche de noms auquel Patrick Modiano soumet le lecteur d’Un Pedigree, ils n’ont droit qu’à une mention rapide, située dans la première séquence de ce livre autobiographique. Après avoir évoqué le banquier italien « Georges Giorgini-Schiff », Modiano poursuit : « Pendant l’Occupation, il avait présenté à mes parents un docteur Carl Gerstner, conseiller économique à l’ambassade d’Allemagne, dont l’amie, Sybil, était juive et qui deviendra, paraît-il, un personnage «important» à Berlin-Est après la guerre. »

Magie d’Internet : il est désormais possible d’en savoir davantage sur ces trois silhouettes entrevues dans Un pedigree, et de mieux saisir ainsi le drôle de milieu dans lequel évoluaient les parents de Patrick Modiano durant l’Occupation, ce « terreau » dont l’écrivain dit être issu. Français, étrangers, Nazis, juifs, affairistes, agents doubles… « Les périodes de haute turbulence provoquent souvent des rencontres hasardeuses », écrit Modiano dans son autobiographie. Le trio Giorgini-Gerstner-Boden en apporte une preuve supplémentaire.

Le dossier d'attribution de la légion d'honneur
à Georges Schiff-Giorgini (1950)
Le banquier « Georges Giorgini-Schiff » est celui auquel l’écrivain consacre le plus de place dans son récit. Né à Pise en 1895 à Pise, mort à Paris en 1965, Giorgio ou Georges Schiff-Giorgini était effectivement banquier et homme d’affaires. Il s’était marié en 1928 à Delia Clauzel, la fille de l'ambassadeur de France en Autriche, avec laquelle il avait eu deux enfants avant de divorcer. C’est à lui qu’Albert Modiano, le père de Patrick, avait acheté la « croix du sud », un très gros diamant rose qui se trouvera plus tard au centre de l’intrigue du roman Dimanches d’août.

Comme l’indique Un pedigree, Georges Schiff-Giorgini est arrêté par les Allemands en 1943, à la suite de l’armistice italien. Il est alors déporté au camp de Flossenbürg, en Bavière. Il ne cesse d’y rendre aux Français emprisonnés avec lui « de très grands services », précise le rapport établi en 1950 pour lui attribuer la légion d’honneur. Ajoutant : « a sauvé bien des vies françaises, souvent au péril de la sienne. »  

Après guerre, il reprend son activité d’homme d’affaires à Paris, dans ses bureaux du 4 rue de Penthièvre, et reste lié à Albert Modiano. Ainsi ce dernier siège-t-il au conseil de la Compagnie africaine agricole et minière, dont le siège officiel se trouve à Rabat (Maroc), et qui est dirigée par Giorgini.  

Les premiers travaux juridiques
du Dr. Karl-Heinz Gerstner (1939)

C’est ce Giorgini qui présente à son ami Albert Modiano un certain « docteur Carl Gerstner », alors employé à l’ambassade d’Allemagne à Paris, selon Un pedigree. Personnage intéressant et complexe que ce Karl-Heinz Gerstner. Né à Berlin en 1912, fils illégitime d’un diplomate allemand, il entame des études de droit en 1931, toujours à Berlin, tout en s’engageant politiquement à gauche auprès du Roter Studentenbund. En 1933, alors que Hitler prend le pouvoir, il adhère cependant au parti national-socialiste, le NSDAP. Une démarche effectuée par entrisme, « uniquement par haine contre Hitler (...) pour faire quelque chose contre les nazis », assure-t-il dans son autobiographie publiée en 1999, Sachlich, kritisch und optimistisch.

Très francophile, il sinstalle en France en 1936, où il travaille à la chambre de commerce de l’Allemagne à Paris. En 1939, à la déclaration de guerre, il retourne outre-Rhin. Mais il effectue le trajet inverse dès l’été 1940. Cette fois-ci, il est recruté par l’ambassade d’Allemagne à Paris comme « assistant de recherche » en matière juridique et économique. Il y reste durant l’essentiel de l’Occupation.

Quel rôle exact joue-t-il ? Il est certes adhérent du parti nazi et membre de l’ambassade dirigée par Otto Abbetz. Mais simultanément, il soutient la Résistance française, notamment en fournissant des laisser-passer permettant de franchir sans encombre la ligne de démarcation. A plusieurs reprises, mis au courant à l’avance de rafles, il prévient les personnes menacées. Des familles juives sont ainsi sauvées de la déportation. A-t-il profité de sa position à l’ambassade pour aider Albert Modiano à traverser la guerre sans drame, alors que, juif, celui-ci se cachait à Paris sous un faux nom ? La question reste sans réponse.

Gerstner avait lui-même rencontré durant l’hiver 1939-1940 une jeune étudiante en arts d’à peine vingt ans, Sibylle Boden (1920-2016), d’origine juive par son père. Il l’avait fait venir à Paris, et l'épousera en 1945.

Sibylle Boden, l'épouse de Karl-Heinz Gerstner 
En 1944, le jeune couple revient à Berlin. Jusqu’en mai 1945, Karl-Heinz Gerstner travaille au ministère des Affaires étrangères à Berlin, tout en œuvrant en sous-main en faveur de groupes de résistance allemands, raconte-t-il dans son autobiographie.

A la Libération, les Anglais le nomment maire adjoint du quartier de Berlin-Wilmersdorf. Mais en raison de son travail à l'ambassade allemande à Paris, les services russes le soupçonnent, et l'emprisonnent durant le second semestre 1945. Il est libéré en janvier 1946 grâce aux témoignages d’une vingtaine de Résistants français en sa faveur.

Gerstner entame une seconde vie en 1948. Installé avec sa femme à Berlin-est, en RDA, il devient journaliste au Berliner Zeitung, le quotidien aux mains du parti unique. Il intervient également à la radio et la télévision est-allemandes, dont il fait peu à peu partie des figures les plus populaires. Comme beaucoup, il collabore également avec les services soviétiques ainsi qu’avec la Stasi, le service de police politique et d'espionnage de la RDA. Un sujet sur lequel il s’est peu étendu dans ses mémoires, et qui a donné lieu à une polémique tardive. Certains ont jugé qu’il s’était donné un peu trop le beau rôle dans son autobiographie.

Sa femme, elle, travaille essentiellement comme costumière de cinéma. Mais elle aussi est tentée par la presse, et lance en 1956 un magazine de mode qui porte son prénom, Sibylle. C’est un peu le « Vogue de la RDA ». Elle y reste jusqu’en 1961, année où le magazine est jugé « trop français pour le socialisme » et où elle doit démissionner. Elle revient alors au cinéma.

Le premier numéro de Sibylle (1956)
Karl-Heinz et Sibylle Gerstner, le « docteur Carl » et « Sybil » dans Un pedigree, forment ainsi un couple à la fois symétrique et inversé par rapport aux parents de Patrick Modiano. « Je suis né (…) d’un juif et d’une Flamande qui s’étaient connus à Paris sous l’Occupation », écrit le romancier à la première ligne d’Un pedigree. Il précise plus tard que sa mère travaillait alors pour une compagnie de cinéma sous contrôle nazi, la Continental. Avec Karl-Heinz Gerstner et Sybille Boden, on a affaire à un Allemand œuvrant officiellement pour les Nazis – tout en aidant les Résistants – et à une demi-juive appelée à travailler elle aussi pour le cinéma. Un couple aussi improbable que celui constitué dans le Paris occupé par Albert Modiano et Luisa Colpeyn.

L’effet miroir est d’autant plus saisissant que les deux couples ont perdu l’un comme l’autre un de leurs deux enfants : Rudy Modiano, le jeune frère de Patrick, est mort en 1957 ; Sonja, la deuxième fille des Gerstner, s'est suicidée en 1971 à la suite d'une maladie psychotique. Elle avait 19 ans. 

(Merci à Klaus Krug pour les documents fournis et son aide précieuse dans la préparation de ce texte.)

2 commentaires:

  1. Parallèle très intéressant ! Mille fois merci, Denis, pour ces prėcieuses informations qui ėclairent certains passages opaques d'Un pedigree...

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