Vous souvenez-vous d'Irène de Tranzé ?
Ce personnage apparaît à plusieurs reprises dans La Ronde de nuit, le deuxième roman de Patrick Modiano (1969). Simone Bouquereau et Irène de Tranzé y sont présentées comme deux "ex-pensionnaires du One-two-two", l'un des bordels les plus chics de Paris durant les années 1940. Elles sont devenues ensuite les "secrétaires" attitrées du "Khédive". Les guillemets placés autour du mot "secrétaires" dans le récit laissent entendre que les deux femmes rendent bien d'autres services au "Khédive", surnom d'un des maîtres du Paris de la Collaboration.
Elles font partie des personnages troubles et exotiques, fausses comtesses, vrais malfrats, qui évoluent autour du "Khédive", dans cette officine où se mêlent marché noir, lutte contre les Résistants et trafics en tous genres, où l'on torture parfois, mais en buvant du champagne et en valsant au son du piano à queue. "Quelques couples se forment, écrit Patrick Modiano. Costachesco danse avec Jean-Farouk de Méthode, Gaétan de Lussatz avec Odicharvi, Simone Bouquereau avec Irène de Tranzé..."
Comme leurs comparses de La Ronde de nuit, Simone Bouquereau et Irène de Tranzé ne viennent pas de nulle part. Grand lecteur de Modiano, passionné par l'Occupation, Cédric Meletta a cherché à comprendre les origines de ces personnages. Il y consacre un chapitre de son essai Diaboliques, Sept femmes sous l'Occupation, qui vient de paraître chez Robert Laffont (240 pages, 20 euros).
Hélène de Tranzé est l'une des sept "Diaboliques" dont Cédric Meletta retrace le parcours |
Le cas de Simone Bouquereau est réglé en quelques lignes : "Vérification faire, Simone Bouquereau se prénomme Suzanne. (...) En 1945, elle fait les gros titres de la presse épurée. C'est une morphinomane présumée, membre de la cinquième colonne qui vraisemblablement passait chez les gestapistes du 93 de la rue Lauriston quand l'occasion s'y prêtait." Dans son autobiographie Un pedigree, Patrick Modiano indique avoir été confié en 1952 à cette Suzanne Bouquerau (sans e), qui habitait alors à Jouy-en-Josas. C'était une amie de sa mère.
Le dossier d'Irène de Tranzé est traité plus en détail. "Il semble que ce soit la contraction de deux identités ayant joué un rôle pendant la guerre : Irène de Trébert et Hélène de Tranzé", avance Cédric Meletta. Outre leurs patronymes assez proches, "elles ont en commun d'être nées l'été, sur un bateau, d'une mère russophone et chanteuse de surcroît".
Irène de Trébert |
C'est sur Hélène de Tranzé, jusqu'ici très mystérieuse, que Cédric Meletta a concentré ses recherches, écumant les archives françaises, allemandes et américaines. Il est parvenu à retracer toute l'histoire de cette femme, dont les origines se trouvent... en Lettonie : "Hélène de Tranzé est Elena de Tranzē-Rozeneki (en letton) et, après germanisation de l'ensemble, Helena von Transehe-Roseneck", révèle l'écrivain-enquêteur.
Hélène de Tranzé-Roseneck est née à Narva, dans le comté estonien de Viru-est, le 3 juillet 1925, précise-t-il. Elle arrive en France en 1930, avec ses parents, qui divorcent en 1937. Elle est alors confiée à la garde de son père, Stefan, qui travaille comme contremaître chez Latécoère à Toulouse, puis perd son emploi et n'en trouve pas d'autre.
Lorsque survient la guerre, la jeune Hélène de Tranzé apprend la dactylographie, et travaille pour deux entreprises toulousaines successives. Mais les dossiers d'instruction indiquent aussi qu'elle se prostitue et se compromet avec le milieu collaborationniste toulousain.
En 1943, elle déménage à Paris, et se met à oeuvrer pour la "Gestapo géorgienne", une officine similaire à la "Gestapo française" de la rue Lauriston. Cette "Gestapo géorgienne" est alors dirigée par Chalva Odicharia, l'"Odicharvi" de Modiano. Dans ce cadre, "dire qu'Hélène a touché des commissions, passé commande, revendu, donné des noms, c'est une évidence", écrit Meletta.
L'arrestation d'Hélène de Tranzé, dans L'Humanité, le 23 septembre 1944 |
Elle est arrêtée en septembre 1944, en même temps que son chef Odicharia. Elle reconnaît son rôle de secrétaire de la "Géorgienne", ce bureau d'achat doublé d'un cellule d'espionnage, avoue avoir fait du marché noir. En juillet 1945, le procès de la "Gestapo géorgienne" se déroule devant la cour de justice de la Seine. Six des accusés sont condamnés à mort. Le verdict est un peu moins sévère pour Hélène de Tranzé, condamnée aux travaux forcés à perpétuité.
Le verdict du procès de la "Gestapo géorgienne" (Le Monde, 6 août 1945) |
Après plusieurs années en prison, elle retrouve la liberté au milieu des années 1950, à la condition qu'elle ne réside plus sur le sol national. En 1956, elle quitte ainsi l'Europe pour les Etats-Unis. Dans les années 1960, elle tient une boutique de luxe à Yonkers, une ville située dans le sud de l'État de New York, rapporte Cédric Meletta. Ajourant : "Si elle est encore en vie, Hélène a plus de quatre-vingt-dix ans aujourd'hui".
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire