dimanche 20 novembre 2011

La Petite Bijou, de Patrick Modiano, lue par Norbert Czarny

Vincennes Neuilly

Les lecteurs de Modiano ont rencontré Bijou il y a près de vingt ans. Elle se prénommait Martine mais tout le monde a oublié son prénom. Et désormais, se fait appeler Thérèse. On aurait pu aussi oublier son existence si le romancier, n’avait sorti l’enfant de l’ombre pour lui donner le rôle de narratrice dans son nouveau roman La Petite Bijou, comme si au lieu de vingt romans, il n’avait jamais écrit qu’un seul et même livre.

Ce livre unique, on peut l’entendre chez l’auteur de Dora Bruder comme traduction d’une peur, celle de la répétition. Et combien de fois a-t-on parlé à son propos d’un univers rempli des mêmes silhouettes interchangeables, du décor et de l’atmosphère modianesque, voire du «charme», mot qui désormais confine au cliché. La peur du romancier est en effet celle d’un auteur qui publie tous les deux ans des romans de format à peu près identique, pas plus de deux cent trente pages, aisément identifiables. Mais si on lisait ces romans comme le livre unique dont il propose différents chapitres ? Une certaine Trompe-la-mort nous met sur la voie…

 Trompe-la-mort est l’un des surnoms de cette femme au manteau jaune et à l’air misérable que la narratrice retrouve sur le quai de la station Châtelet, en direction de Vincennes. Cette femme qu’elle croyait morte au Maroc, au terme d’un mystérieux exil est sans doute sa mère. Elle se faisait aussi appeler Sonia O’Doyé, prétendait avoir des ancêtres irlandais qui avaient émigré en Pologne. Elle a porté d’autres noms ou surnoms, comme « La Boche » (on devine pourquoi), du temps où elle habitait avenue de Malakoff, au 126, en face du domicile de Denise Dressel, l’un des personnages de Livret de famille.

La topologie de Modiano est faite d’échos, mais s’en étonnera-t-on chez quelqu’un qui croit à la voyance du romancier ? La petite Bijou suit donc cette femme jusqu’au métro Bérault. Elle vit en réalité non loin de la station Château de Vincennes mais s’arrête tous les soirs dans un café pour y boire un Kir. La tentation d’interroger la femme est grande. Mais comment l’aborder ? Que lui dire ? Le malaise ne quittera plus la narratrice, lui donnera le vertige, jusqu’au point le plus risqué. Jamais nous ne saurons si cette Madame Boré est bien Odette Cardères ou Sonia, l’actrice qui joua dans Le Carrefour des archers, seul film qu’interpréta également sa fille.

 Le roman prend d’autres directions. La rencontre sur le quai du métro ressemble en effet à celles que l’on fait à un carrefour. C’est précisément le lieu où les héros de Modiano, depuis longtemps, trouvent la direction ou éprouvent le vertige. Peut-être les deux. C’était le cas pour la troisième des narratrices dans Des inconnues, qui rentrant à Paris après un long séjour à Londres, ne savait plus qui elle était, et cherchait un recours dans une vague philosophie à la Gurdjieff. C’est plus net encore pour un narrateur en quête d’un père insaisissable, dans Les boulevards de ceinture. Dans les trois cas, l’errance, les rencontres auxquelles elle donne lieu, les haltes en des lieux nodaux de la ville ne dissipent pas l’angoisse, ne font pas sortir du cauchemar éveillé dans lequel se meuvent les héros. Et l’ironie qui donnait au narrateur de Villa Triste un peu de liberté n’existe plus.

Divers personnages croisent le chemin de la petite Bijou. Une certaine Frédérique l’a accueillie enfant à Fossombronne-la-Forêt. Elle en sait beaucoup sur la mère de Bijou. Une autre «Frédé» accueillait le narrateur et son frère dans un récit largement autobiographique, Remise de peine. Et puis il y a Moreau-Badmaev, qui connaît une vingtaine de langues et écoute des émissions de radio du monde entier, pour les transcrire. Ce double du poète Armand Robin dont il partage la passion et la profession est en quête du «Perse des prairies», langue introuvable et magique. La narratrice lui rend visite quand elle se sent trop mal, avant qu’une pharmacienne ne vienne à son secours et lui propose de l’accueillir à Bar sur Aube, dans cette province qui rassérène, quand Paris inquiète.

La petite Bijou n’a pas de formation, elle n’a jamais étudié, elle n’a pas d’emploi à plein temps. Elle n’a rien ou presque de commun avec les jeunes de sa génération. Trois heures par jour, elle garde une petite fille, à Neuilly, que ses parents, Michel et Véra Valadier, ne nomment jamais que par des « elle » indifférents, voire hostiles. Le couple sonne faux. Un accent faubourien traduit des origines qu’ils s’efforcent de cacher. Véra insiste pour que son employée l’appelle par son prénom, mais cette familiarité ne trompe personne. On refait à la hâte des lits, on vide des cendriers, toutes choses qui révèlent une autre vie, que le mari feint d’ignorer ou ne voit pas. Chez Modiano, l’amour a une dimension obscure, parfois frauduleuse, inauthentique. Rares sont les vraies et belles histoires d’amour. C’est encore un repère qui manque : les sentiments ne sont pas exprimés et quand ils le sont, ils révèlent l’égoïsme des personnages. On cache dans des boîtes à biscuits qui rouillent les rares photos montrant des instants de bonheur, on les oublie.

Fausses identités, images sociales trompeuses, ville remplie de piège, passé obscur fait de compromissions aux pires moments, dans la nuit… Et cette Trompe-la-mort, qui donne «l’impression qu’elle va se laisser mourir, et puis le lendemain, elle est fringante et aimable, ou bien elle vous balance une vacherie»…. L’autre Trompe-la mort se cachait dans une pension sentant la mauvaise cuisine, près de la Montagne Sainte Geneviève, et il faisait assaut de courtoisie avec la propriétaire.

C’est une Comédie qui se joue dans le Livre de Modiano, une comédie humaine qui en rappelle une autre dominée, celle-ci, par le désir de pouvoir, par l’argent. Aujourd’hui, la Comédie humaine est un jeu d’ombres, dans une ville grisâtre, où chaque adresse, rue Coustou, rue du Quartier-de-Cavalerie, porte d’Orléans ressemble à la case noire ou blanche d’un échiquier. Au terme de la partie, il n’y a pas de gagnant ; le plateau ressemble à un marécage dans lequel on s’enfonce inexorablement.

Norbert Czarny
(Article paru précédemment dans "La Quinzaine Littéraire")

1 commentaire:

  1. Bonjour Denis,

    Peut-être pouvez-vous m’aider. Disposeriez-vous des références de page de l’article de Norbert Czarny ‘Vincennes-Neuilly’ originellement paru dans La Quinzaine littéraire no. 807 du 1er mai 2001 ?

    Un très grand merci à l’avance.

    Amitiés,

    France

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