samedi 19 mars 2022

Gama, Heriford, deux vrais méchants réinventés par Modiano pour Chevreuse

Modiano n'a inventé ni Michel de Gama, ni Heriford, deux des personnages les plus troubles de son roman Chevreuse.

« Un certain Michel de Gama », « un certain M. Heriford ». Chez Patrick Modiano, il faut parfois entendre le texte autant que le lire. C’est le cas dans Chevreuse, quand le narrateur évoque les « méchants » du roman. Gama comme Heriford n’ont rien de certain, tout d’incertain. A commencer par leurs deux identités, éminemment fluctuantes. Dans les dernières pages, l’auteur se résout à fournir deux ou trois éléments sur ses personnages. Michel de Gama, qui se prétend de la famille de Vasco de Gama, s’appellerait en réalité Michel Degamat ou Renato Gama, tandis qu’une fiche des Renseignements généraux mentionne l’existence en 1944 d’« un certain capitaine Heriford, dont l’identité véritable n’est pas connue ». Immense flottement. 

En fait, les deux hommes ont la même origine. Modiano n’a inventé ni l’un ni l’autre. Ces noms si modianesques, ces personnages équivoques comme il les adore figurent noir sur blanc dans les archives de la police, au Pré-Saint-Gervais. L’un comme l’autre sont de mauvais garçons qui se sont connus à Paris durant l’Occupation, la « nuit originelle » de l’écrivain. Et, à découvrir leurs pedigrees véritables, troubles, entre marché noir, Gestapo, FFI et prison, on comprend que l’œil de Modiano ait été accroché par ces « braves garçons ». 

"Prière de rechercher aux prisons GAMA Rénato" (juillet 1945)

Renato Gama, dit René, nait à Rio de Janeiro le 6 juillet 1927. Sa mère, Renée, est française. Il arrive en France en 1928. « Individu dénué de tout scrupule », « malfaiteur très adroit », selon les rapports de police, le garçon qui traîne dans les cafés de Saint-Lazare n’a pas 18 ans quand, en 1944, il commence à travailler pour la « Gestapo géorgienne », une annexe de la Gestapo dirigée par un Géorgien de Paris, Chalva Odicharia, rue de Londres. Il y est très ami avec Hélène de Tranzé, un autre personnage qui a intéressé Modiano, indique Cédric Meletta dans Diaboliques (Robert Laffont, 2019).

En mai 1944, Gama est arrêté par les Allemands dans une sombre affaire de vente de machines à écrire. De nouveau arrêté en septembre 1944, mais cette fois-ci par les Forces françaises de l’intérieur (FFI), il est condamné à dix ans de travaux forcés. Il est libéré en 1948. Rattrapé par d’autres affaires, il retourne plusieurs fois devant les policiers, les juges, et en prison. Il meurt, à Paris, en 2008, à 81 ans. D’un premier mariage après guerre est né un fils, prénommé Patrick. 

Même terreau, même fumier, pour l’autre personnage inquiétant, « Heriford », « Hairford » ou encore « Hairdford » (l’orthographe fluctue dans les archives), dont le prénom pourrait être William. Les deux hommes se rencontrent semble-t-il en prison en 1944. Devant les policiers, Gama n’hésite pas à dénoncer tous ceux qu'il a côtoyés durant l'Occupation, dont son codétenu, le présentant comme un agent double ou triple, un faux « capitaine FFI », faux Lord, qui aurait « appartenu au Service de renseignements japonais appelé « Dragons noirs » ». Mais les recherches menées par la police pour retrouver cet Hairford restent vaines. 

"Gama a signalé un nommé Hairford"
(compte-rendu d'audition, 1944)

Cet Heriford connaissait la célèbre actrice et chanteuse Arletty, voisine et protectrice des Modiano pendant et après la guerre, quai Conti. David Alliot évoque cet épisode dans sa biographie, Arletty, Si mon cœur est français » (Tallandier, 2016), où il reproduit une note des Renseignements généraux de 1954 utilisée par Modiano. En s’appuyant sur ce document, David Alliot raconte comment Heriford propose son aide pour exfiltrer Arletty en août 1944, alors que les résistants commencent à mitrailler les fenêtres de l’actrice, éprise d’un officier allemand. L’appui se révèle de courte durée : début septembre, Heriford est démasqué et arrêté par les services de police américains.

De cet aventurier de haut vol, Arletty a laissé une description piquante : « Lord H., petit bonhomme, semelles surélevées, FFI par le haut, pantalon de marié par le bas ; l’air d’un marchand de cartes postales porno. Fallait voir la gueule du Lord.  » Dans Chevreuse, Patrick Modiano fait lui aussi tomber les masques respectables dont s’était affublé Heriford. Mais sur un autre ton, en demi-teinte, sans la gouaille d’Arletty. Au fil des pages, le « prétendu capitaine » se retrouve simplement dépeint comme un petit trafiquant rangé des voitures, « un peu vieilli », qui déjeune seul sur les Champs-Elysées, dans un Wimpy, une chaîne de restauration rapide disparue dans les années 1970. 

Dans le roman, Modiano brouille les pistes en attribuant à Heriford certains traits de Jean Normand, alias Jean Duval, un des protagonistes de l’affaire Ben Barka. Surtout, s’il part de personnages bien réels, il efface une grande partie des informations qu’il a pu glaner sur leur compte, et ajoute à son habitude une épaisse couche de brume sur son récit. Dans Chevreuse, il ne mentionne pas Arletty, qui aurait sans doute trop capté la lumière, au détriment du reste des personnages. Quant à Heriford, il oublie son pseudo-titre de Lord et son appartenance aux « Dragons noirs », dont d’autres auraient fait leur miel. Inutile d’en rajouter. « Certains écrivains peuvent avoir un style baroque. Moi, ma pente naturelle est de supprimer beaucoup de choses, de faire des ellipses », pour créer « des espèces de trous de silence », a-t-il commenté, en octobre, sur France Inter.

A lire aussi : Patrick Modiano et ses fantômes de papier (Le Monde) 

8 commentaires:

  1. Passionnant (comme le sont toujours vos articles et vos recherches) ! Merci.

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  2. Cher Denis, avez-vous trouver le propriétaire du fameux numéro de téléphone? Je suis certaine que Patrick lit vos chroniques.
    Myriam Anissimov

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  3. excusez la faute d'orthographe qui me fait honte, cher Denis, j'ai tapé trop vite. Il fallait lire : avez-vous trouvé.
    Bravo, je m'étonne que les renseignements généraux ne vous ai pas encore recruté !!!

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  4. très beau travail, très belle analyse. Merci !

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