jeudi 21 octobre 2021

Quand Modiano devient un personnage de Christophe Jamin


Dans Passage de l’Union, Christophe Jamin fait du Prix Nobel de littérature un curieux personnage qui chamboule la vie d’un avocat parisien.
 
L’homme a une « allure peu commune ». Un très grand brun, mince, à la voix douce, qui hésite sur les mots, comme gêné d’avoir à vous parler. Puis il finit par se lancer, et vous jette à la figure des questions comme : « Votre client, François Yoanovitch… Ce nom ne vous dit rien ? Vraiment ? Et si je le transforme en Joanovici, cela ne vous dit toujours rien ? Ni celui de Monsieur Joseph ? »

Drôle d’animal que ce grand brun qui surgit sans prévenir dans la vie du narrateur de Passage de l’Union, un avocat parisien. Un soir, il semble faire le guet en bas de son domicile. Un autre jour, les deux hommes se toisent dans une librairie, « au rayon des rêves et des sciences occultes ». L’inconnu n’a visiblement qu’une envie : s’enfuir. Une troisième fois, l’avocat sur le point de plaider aperçoit le curieux personnage assis sur un banc, au fond de la salle d’audience. Lorsqu’il lui adresse la parole, ce spectateur inattendu en sait bien plus que lui sur son client, un meurtrier. A vrai dire, il paraît tout connaître des faits divers des dernières décennies, et des trafics en tous genres, surtout sous l’Occupation. Il se révèle même au courant des secrets de famille de l’avocat lui-même.

Christophe Jamin a bien été inscrit au barreau de Paris, avant d’enseigner durablement le droit civil. Pour son entrée en littérature, il signe une troublante fiction dans laquelle il joue son propre rôle, et dont tous les personnages semblent sortis d’un roman de Patrick Modiano. A commencer par Modiano lui-même, ce grand brun qui vient chambouler sa vie, et l’entraîne dans une autre époque. Soudain, on croise des uniformes vert-de-gris dans le métro, et l’ambigu Joseph Joanovici, le chiffonnier milliardaire, discutant ferraille dans un appartement parisien, à côté d’un cadavre.

Passage de l’Union confirme l’étonnante vitalité d’un genre littéraire insoupçonné : les romans dont Patrick Modiano est un personnage majeur. Il naît dès le milieu des années 1970, lorsque deux anciennes amies du tout jeune écrivain règlent leurs comptes avec lui dans des romans à clés : Myriam Anissimov avec Le Resquise (Denoël) en 1975, Betty Duhamel avec Gare Saint-Lazare (Gallimard), l’année suivante. Dans les deux cas, les portraits du jeune romancier au centre du récit ne sont guère flatteurs : certes charmants et bourrés de talents, « Antoine » comme « Nicolas » se révèlent fuyants, très maladroits avec les femmes, et capables de toutes les trahisons.

A l’époque, l’auteur de La Place de l’étoile (Gallimard, 1968) est à peu près le seul à pouvoir se reconnaître dans ces miroirs déformants. Depuis, le succès de Dora Bruder et Un Pedigree puis la consécration du Prix Nobel ont fait de Modiano un homme public, une figure atypique du monde des lettres, possible à peindre en clair-obscur comme à croquer en quelques traits : le grand homme, fasciné par l’Occupation, qui sillonne Paris et bute sur les mots. C’est ainsi que François-Henri Désérable l’imagine face à Romain Gary pour un extraordinaire numéro d’Apostrophes dans Un certain M. Piekielny (Gallimard, 2017). Il se trouve aussi au centre du Déjeuner des barricades, de Pauline Dreyfus (Grasset, 2017), récit de l’épique journée de mai 1968 durant laquelle le jeune prodige reçoit son premier prix littéraire dans un hôtel de luxe tandis que les étudiants jouent à la révolution.

D’une écriture élégante, malgré un léger surplus d’allusions à Modiano, Christophe Jamin avance avec brio dans cette veine. Pour les amateurs, le court Passage de l’Union peut être siroté comme un quinquina, un apéritif vieillot, délicat et un peu amer, à lire entre deux Modiano.

Passage de l’Union, Grasset, 135 pages, 14,90 euros.

1 commentaire:

  1. Un autre apéritif me semble plus indiqué, élaboré avec une base de vin blanc de la région bordelaise augmenté de liqueurs de fruits rouges et d'écorce de quinquina.
    Je ne veux pas faire ici de publicité donc vous vous contenterez de trois indices, la première lettre est un L, la dernière est un T et il entre dans la composition officielle du Vesper, le cocktail préféré de James Bond.
    Je suis certain qu'un personnage de Modiano commandera un jour un Vesper au bar du casino de Vichy, si ce n'est déjà fait.

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