lundi 13 avril 2020

Catherine Certitude : curieux cocktail chez les Ancorena

Le cocktail de printemps sur la terrasse des Ancorena, par Sempé.
Bienvenue chez les Ancorena.

L’un des moments culminants de Catherine Certitude, le récit cosigné par Patrick Modiano et Jean-Jacques Sempé, est le « cocktail de printemps » auquel se rendent Catherine et son père. 

La soirée se déroule un vendredi d’avril chez « Monsieur et Madame Ralph-B. Ancorena »,  les parents d’Odile, une amie que Catherine a rencontrée au cours de danse. À l’insu de ses parents, Odile a fait en sorte que Catherine et son père soient invités. Ce dernier est à la fois ravi et anxieux de cette incursion dans la « haute société », dont il espère qu’elle va propulser sa carrière de petit entrepreneur.

Un jour, Odile remet donc à Catherine un carton d’invitation « gravé en caractères bleu ciel » :


Cette invitation mérite un examen attentif, tant elle est représentative de l’art de Patrick Modiano de créer de la fiction en croisant des éléments puisés dans la réalité.

Le plus frappant est le nom de ce couple des beaux quartiers, Ancorena. 

L’écrivain s’est visiblement inspiré ici des Anchorena, dont il a modifié à peine le patronyme. Marcelo et Hortensia Anchorena étaient des milliardaires argentins qui vivaient à Paris dans les années 1940 et 1950. Ils n’habitaient pas Neuilly, mais les derniers étages d’un bâtiment Art déco de l’avenue Foch, où ils donnaient de fastueuses réceptions. Snobs et excentriques, ils recevaient des artistes, des poètes, des écrivains, des peintres d’avant-garde comme Braque, Picasso, Eluard, Vlaminck et Cocteau. 

Leur adresse, 53 avenue Foch, figure en bonne place dans le répertoire de Dora Maar retrouvé et décrypté par Brigitte Benkemoun, qui leur consacre un chapitre de son livre Je suis le carnet de Dora Maar (Stock, 2019).

Lettre de Marcelo Anchorena à Gabriela Mistral (1946, détail)
Leur duplex était connu pour son magnifique aménagement intérieur : des tableaux à foison, un piano décoré par Jean Cocteau, des paravents signés Christian Bérard, des portes peintes notamment par Georges Braque et Giorgio De Chirico, ainsi qu’un ascenseur intérieur capitonné – un détail repris par Modiano dans Catherine Certitude. Marcelo Anchorena assurait qu’il ne pouvait réfléchir que dans cet ascenseur privé, relate Roger Peyrefitte dans Propos secrets (Albin Michel, 1977).

Un autre « détail » n’a pu échapper à Patrick Modiano : la faiblesse coupable des Anchorena à l’égard des nazis. Dans leur bibliothèque, « on remarque Mein Kampf sous le portrait du chancelier Hitler », se souvient l’un de leurs visiteurs, Jean Hugo, dans Le Regard de la mémoire (Actes Sud, 1989).

De ce passé problématique, Modiano ne dit rien dans son récit. Il fait mieux. Il transfère ce couple qui fait bombance pendant l’Occupation dans un tout autre décor. Celui du 21, boulevard de la Saussaye, à Neuilly-sur-Seine. Les beaux quartiers, là encore. Mais pas de nazis en vue. Au contraire. A cette adresse était située pendant des dizaines d’années la « Maison de refuge pour l’enfance israélite » de Neuilly. Pendant la seconde guerre mondiale, ce foyer destiné aux jeunes juifs isolés servit de centre d’accueil temporaire pour des enfants « fatigués et ayant besoin d’un séjour à la campagne ».

L’invitation en forme de puzzle écrite par Modiano et Sempé comporte une troisième pièce : le prénom de M. Ancorena. Non Marcelo, comme le véritable Anchorena. Mais « Ralph-B. ». 

Pour Patrick Modiano, ce prénom ne peut qu’évoquer celui de son oncle paternel, Elia Raphaël dit Ralph Modiano (1913-1977). Il est mentionné à plusieurs reprises dans Un Pedigree, l'autobiographie de Patrick Modiano. Notamment pour indiquer qu’en 1940, Albert Modiano, le père de Patrick, « habite avec son frère Ralph, chez l’amie de celui-ci, une Mauricienne qui a un passeport anglais ». L’appartement se trouve « au 5 rue des Saussaies, à côté de la Gestapo », précise le texte.

Anchorena/Ancorena, Saussaye/Saussaies, Marcelo/Ralph : de façon souterraine, Patrick Modiano réussit à mêler en quelques lignes un couple pratiquant le « nazisme mondain » et un oncle juif, un refuge pour enfants israélites et le siège parisien de la Gestapo, lieu d’interrogatoires et de torture. Curieux cocktail de printemps. Le récit pour enfants n’est pas tout à fait celui qu’on imagine… 

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