samedi 25 mai 2013

La dérive urbaine de Patrick Modiano


« Ça ne te dérange pas si on fait un détour ? »

Une analyse de l'Herbe des nuits et de la dérive urbaine chez Patrick Modiano
Texte également publié dans le catalogue de l'exposition Geografía Modiano (Madrid, mai-juillet 2013)


La scène se déroule à la fin du dernier roman de Patrick Modiano, L’Herbe des nuits (Gallimard, 2012). Dannie et Jean, les deux jeunes gens au cœur du récit, sortent de la gare de Lyon, et décident d’aller à pied chez lui, rue de l’Aude, dans le quatorzième arrondissement. Mais au moment de franchir la Seine, Dannie propose de changer d’itinéraire : "Ça ne te dérange pas si on fait un détour ?" 

Sa suggestion fournit une bonne image de tout le livre, et d’une grande partie de l’œuvre de Modiano. Roman d’amour, faux polar, L’Herbe des nuits est aussi, comme nombre des fictions de l’auteur, une longue déambulation à travers Paris. Une errance urbaine à la recherche de souvenirs enfouis. Détours, demi-tours, pas de côté : les trajets ne s’y effectuent jamais en ligne droite.

Ce n’est pas un hasard si l’écrivain, qui a sillonné sa ville en tous sens, s’est intéressé de si près à la "dérive" théorisée et abondamment pratiquée par Guy-Ernest Debord, auteur auquel il a emprunté le titre Dans le café de la jeunesse perdue. Dériver, c’est renoncer provisoirement aux parcours habituels "pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent", explique Debord en 1956 afin de définir ce procédé situationniste (1).


Guy Debord (photo Gallimard)
"La part de l’aléatoire est ici moins déterminante qu’on ne croit, précise-t-il immédiatement. Du point de vue de la dérive, il existe un relief psychogéographique des villes, avec des courants constants, des points fixes, et des tourbillons qui rendent l’accès ou la sortie de certaines zones fort malaisés." 

L’Herbe des nuits –dont un des personnages, Langlais, porte le même nom qu’un des compagnons de dérive de Debord, Gaëtan Langlais- fournit une illustration parfaite de ce "relief psychogéographique". Le Paris que traversent les personnages est plus affaire d’émotions que de stricte géographie. Il comporte des "zones neutres" et des "zones dangereuses", des point fixes, des frontières visibles ou invisibles : "il suffit de traverser la Seine pour tout oublier de ce que l’on laisse derrière soi", assure ainsi Jean au milieu du roman. Les frontières elles-mêmes se révèlent tourbillons. Soudain, la rue Cuvier paraît "détachée de Paris, dans une ville de province inconnue", et l’Unic Hôtel semble transporté "dans une autre ville".

A cela s’ajoute la couche habituelle de brouillard qui fait du Paris de Modiano une ville onirique. La syntaxe est limpide, les phrases sont courtes et simples. Mais l’écrivain multiplie les métaphores qui donnent une vision myope du monde qui l’entoure : si quelques détails nets émergent, l’essentiel du paysage demeure dans le "flou", le "brouillard", le "rêve", la "pénombre" ou au contraire la "lumière trop forte" qui l’une comme l’autre ne permettent plus de distinguer les visages. Comme si tout se passait un soir de demi-brume, pour reprendre la formule d’Apollinaire, un des poètes préférés de Modiano. 

"Souvent la lumière se brouille. Et cela contraste avec les notes précises qui figurent dans le carnet", indique par exemple le narrateur du roman. Ou encore : "Leurs silhouettes sont devenues floues avec le temps, leurs voix, inaudibles. Paul Chastagnier se découpe avec plus de précision à cause des couleurs : cheveux très noirs, manteau bleu marine, voiture rouge."

Tableau de Pelayo Ortega inspiré de la lecture de Modiano 
Un effet que rendent bien les tableaux présentés dans le présent catalogue, à l’image de l’enseigne orange de l’Hôtel Terminus qui tranche avec la grisaille environnante peinte par Pelayo Ortega. Ou de l’affiche pour les biscuits LU qui accroche l’œil dans la rue un peu impressionniste de Mariana Lain. 

L’enjeu central de L’Herbe des nuits comme de la plupart des textes de l’auteur est bien celui-ci: faire jaillir du flou quelques détails, resurgir des souvenirs, arracher à l’oubli certains noms. Au moins des numéros de téléphone, des adresses. 


L’Unic Hôtel 

C’est le premier lieu qui apparaît dans le roman, et son décor majeur. Un point fixe d’autant plus solide que cet hôtel a effectivement existé, rue du Montparnasse. A l’époque où se déroule l’histoire centrale du roman, au milieu des années 1960, l’endroit appartenait, via sa femme qui lui servait de prête-nom, à Georges Boucheseiche, un ancien truand reconverti dans le proxénétisme. Un de ses comparses, Antoine Lopez, dit "Savonnette", détenait aussi des parts dans l’hôtel. On y trouvait des studios meublés et six chambres de passe. Georges Boucheseiche, appelé "Bonne bouche", était par ailleurs propriétaire d’un bordel, rue Blondel.



Georges Boucheseiche, photo d'identité judiciaire
Dans le brouillard de la fiction, les noms de l’Unic Hôtel, de "Georges B." et de quelques autres personnages réels comme Paul Chastagnier sont d’autant plus saillants qu’ils ont acquis malgré eux un certaine renommée. Tous sont en effet liés à l’affaire Ben Barka. La presse de l’époque et les livres parus sur l’affaire évoquèrent certains d’entre eux, même s’ils n’étaient pas les éléments principaux du drame. 

Patrick Modiano adore prendre des faits divers qui lui parlent, les mettre en pièces, et en vaporiser les particules dans ses fictions. Cette fois-ci, son roman s’inspire en partie de l’enlèvement de l’opposant marocain en plein Saint-Germain-des-Prés en octobre 1965. Le corps ne fut jamais retrouvé. Sa trace se perd dans la propriété de Georges Boucheseiche à Fontenay-le-Vicomte, et celui-ci pourrait bien être le meurtrier. Durant l’enquête, les policiers inspectèrent d’ailleurs l’Unic Hôtel.

Mentionner cet hôtel de Montparnasse et tous ces noms liés au rapt de Mehdi Ben Barka n’est pas un geste neutre, même si Modiano maquille certains d’eux (Thami Azzemouri, l’étudiant qui accompagnait l’homme politique marocain lors de sa disparition, est par exemple rebaptisé Ghali Aghamouri). L’écrivain sème ainsi des indices qui permettront aux lecteurs de sa romance policière de jouer à leur tour aux détectives, et de déceler, derrière cette histoire d’amour et de crime dans les années soixante, une affaire plus sordide encore. L’air de rien, il donne une profondeur supplémentaire à son roman.



23 rue Blanche 

Les adresses précises, accompagnées parfois de numéros de téléphone, figurent parmi les détails qui se distinguent le plus dans la brume modianesque. Leur présence est devenu un trait marquant de son écriture, notamment depuis Rue des boutiques obscures, dont un court chapitre était constitué uniquement d’un extrait du Bottin.

L’Herbe des nuits n’y échappe pas. Ici comme dans les autres textes,
les adresses produisent un "effet de réel", qui donne au roman un ancrage troublant dans la vérité historique. Troublant, parce que le lecteur ne sait jamais tout à fait si ce qu’il a sous les yeux relève de la fiction ou de la réalité.

Henri Chamberlin, dit Lafont, photo d'identité judiciaire
Ce qui se joue autour de ces adresses est plus complexe qu’il n’y paraît. C’est ce que montre le cas du 23 rue Blanche, l’adresse inscrite sur une fiche d’état civil au nom de Mireille Sampierry qui apparaît page 121 du récit. Cette rue Blanche s’inscrit en effet dans un réseau en noir et blanc qui court à travers tout le livre. D’un côté, le carnet noir dans lequel le narrateur prend des notes, la façade noire de l’hôpital Boucicaut, et plus généralement le côté "roman noir" du récit, avec ses repris de justice, ses balles perdues, son inspecteur à la mémoire longue. De l’autre, beaucoup de blanc : une voix blanche, le Chat Blanc –un café bien réel de la rue d’Odessa-, la baronne Blanche, le château de la reine Blanche, une lumière blanche, une rue sous la neige, la peau "blanche, si blanche" de Georges B., des nuits blanches passées à deux, etc. 

Le 23 rue Blanche contribue à densifier ce réseau. Mais comme pour l’Unic Hôtel, la mention de Mireille Sampierry à cette adresse constitue aussi un indice. Il renvoie ici à la seconde guerre mondiale. Mireille Sampieri fut en effet l’une des maîtresses d’Henri Lafont, l’homme fort de la Gestapo française de la rue Lauriston. Modiano fait de son nom, à peine modifié, l’un des pseudonymes de son héroïne. Via quelques allusions discrètes de ce type, L’Herbe des nuits a beau se dérouler essentiellement au milieu des années 1960, le récit plonge ses racines plus loin encore, dans le terreau putride de l’Occupation. Une période dont Modiano a fait sa "nuit originelle", et dont on peut retrouver les traces dans bien des œuvres de ce catalogue.



La Passée, boulevard Gouvion-Saint-Cyr 

Le Paris de Patrick Modiano ne se limite pas à ce qu’il était dans les années noires ou les années 1960. Les strates de temps s’y superposent comme dans un millefeuille.

Pour preuve, le passage de L’Herbe des nuits consacré à André Falvet. Ce nom était déjà cité dans L’Horizon, le roman précédent de l’écrivain. Dans celui-ci, Falvet est présenté comme un ancien "membre de la bande Stéfani" devenu patron du restaurant La Passée, boulevard Gouvion-Saint-Cyr, puis d’un autre, Le Sévigné, rue Blanche.




Une couverture de Détective
sur la mort de Stéfani, août 1937 
La "bande Stéfani" fait référence à Jean-Paul Stéfani, un truand corse tué rue Fontaine en 1937 par un certain André Marguin, dont il avait pris la maîtresse. Le patronyme de celle-ci, Simone Langelé, une entraîneuse de chez Maxim’s, figure d’ailleurs plus tôt dans le roman. 

La Passée, ce restaurant du boulevard Gouvion-Saint-Cyr au nom si évocateur pour un écrivain de la mémoire comme Modiano, rappelle, lui, un dossier politico-criminel bien plus récent, l’affaire Markovic. La brasserie La Passée était le quartier général de François Marcantoni, figure du Milieu de Pigalle et principal suspect dans l’assassinat en octobre 1968 de Stephan Markovic, le garde du corps d’Alain Delon.

En 2003, interrogé par le magazine Lire sur sa façon de composer ses livres, Modiano avait répondu notamment : "Je connais à peu près tous les faits divers depuis 1920 jusqu’à maintenant. Si on faisait une radiographie de mes romans, on verrait qu’ils contiennent des pans entiers de l’affaire Profumo ou de l’affaire Christine Keeler, ou du rapt du fils Peugeot". On peut désormais ajouter à la liste les affaires Ben Barka, Stéfani et Markovic.



Le « 66 » 

Boulevard Gouvion-Saint-Cyr, La Passée est devenu L’Arbois. Le "66", un café du boulevard Saint-Michel fréquenté par Jean et Dannie, a, lui, été rebaptisé le Luxembourg. L’Herbe des nuits regorge ainsi de références à des lieux qui n’existent plus en tant que tels, ou plus du tout. Disparus, le Royal-Saint-Germain et l’hôtel Taranne. Détruit, le théâtre où jouait Kim. La prison de la Petite-Roquette ? Remplacée par un square. La moitié de la rue Vandamme a été supprimée, et la rue de la Vieille Lanterne, elle, a été totalement rayée de la carte.



La porte de l'hôtel Taranne,
aujourd'hui disparu
Dans le cas du "66", Modiano fait coup double : le nom du café renvoie au numéro du boulevard Saint-Michel, mais participe aussi à un réseau discret de références au milieu des années 1960, l’époque de la rencontre entre Dannie et Jean et de l’affaire Ben Barka. Dans un rêve, Jean reçoit par exemple un paquet dont il est précisé : "le cachet de la poste était de l’année 1966". 

Citer ces endroits dans un roman évite qu’ils ne sombrent totalement dans l’oubli. Patrick Modiano fait de même avec tous les personnages de fiction auxquels il attribue les noms de personnes réelles, comme Chastagnier ou Mireille Sampieri. Le sens de cette écriture est clairement indiqué aux deux tiers du récit. Le narrateur y explique pourquoi il accumule tant de détails dans son carnet noir : "J’avais besoin de points de repères, de noms de stations de métro, de numéros d’immeubles, de pedigrees de chiens, comme si je craignais que d’un instant à l’autre les gens et les choses ne se dérobent ou disparaissent et qu’il fallait au moins garder une preuve de leur existence." Tout livre de Modiano est un mémorial


Sommet Frères – Cuirs et peaux 

L’auteur de L’Herbe des nuits rejoint ici une fois de plus Georges Perec. Nulle part cette proximité n’est aussi frappante que dans les passages du roman où le narrateur se promène dans Paris son carnet noir en main, et relève les inscriptions qui figurent sur des maisons et des entrepôts en passe d’être détruits. Perec avait fait de même dans une série de rues parisiennes auxquelles il était attaché, en particulier celle de son enfance, la rue Vilin, à Belleville.

Même si les quartiers décrits sont différents, le texte de Modiano se résume alors à quelques notations similaires à celles que l’on trouve dans W ou le souvenir d’enfance (Denoël, 1975).

Georges Perec dans la rue Vilin 
"Sommet frères — Cuirs et peaux 
Blumet (B.) et fils — Commissionnaire cuirs, peaux 
Tanneries de Beaugency 
Maison A. Martin — Cuirs verts 
Salage de la Halle aux Cuirs de Paris" 


Comme Perec, Modiano n’invente rien. Dans le cinquième arrondissement, là où coulait la Bièvre, l’université Censier a effectivement remplacé l’ancienne Halle aux cuirs dans les années 1964-65. Rue du Fer-à-Moulin et rue Santeuil, en bordure de la future université, se trouvaient bien les locaux des frères non pas Sommet mais Sommer, Léon et Emile. La maison Martin, cuirs et poils, avait son siège au 22 rue du Fer-à-Moulin. 

Les connaisseurs de Perec ne manqueront pas de repérer une autre allusion à cet écrivain dans la mention rapide des villages de Maillebois et Dampierre-sur-Blévy. "Ces noms dormaient dans ma mémoire, mais ils ne sont pas effacés", précise le narrateur de L’Herbe des nuits. Ils correspondent à ceux de deux bourgs de la région de Dreux que Perec a beaucoup fréquentés dans sa jeunesse, et cités dans ses textes.

28 rue de l’Aude

Le 28 rue de l’Aude, où Jean loue une chambre dans L’Herbe des nuits, était déjà l’adresse de Jean Bosmans, le personnage central du précédent roman de Modiano, L’Horizon. Ces deux Jean logés dans le même petit immeuble, près du parc de Montsouris, sont-ils un seul et même homme, pris à deux moments différents de sa vie ? Quelles relations entretiennent-ils avec Patrick Modiano, dont le premier prénom est justement Jean ? Jean Patrick Modiano a-t-il habité lui aussi à cette adresse ?

Au fond, peu importe les réponses à ces questions. Ce qui compte, c’est que le doute soit instillé. Une fois encore, l’auteur fait jouer ici les ressorts de l’autofiction avec brio. Peu à peu, le lecteur découvre que le narrateur de L’Herbe des nuits s’appelle Jean, puis qu’il est écrivain. Et comme par hasard, ce Jean rencontre Gérard Marciano et Pierre Duwelz, des personnages louches que Modiano racontait dans Un pedigree avoir lui-même croisé dans le Paris des années soixante.




Patrick Modiano, le regard inquiet 
De même, un peu avant la fin du roman, l’inspecteur Langlais rédige une courte lettre pour Jean, qu’il termine par ces mots : "Comptez sur ma discrétion. D’ailleurs, je crois que vous avez écrit quelque part que nous vivons à la merci de certains silences". Or il se trouve que cette formule, Modiano l’a employée dans son roman Dans le café de la jeunesse perdue. Tout se passe donc comme si Langlais identifiait le Jean de la fiction à l’auteur Patrick Modiano. 

Sauf qu’une fois encore, le millefeuille est plus épais qu’on ne l’imagine à première vue. La formule de Langlais était en effet déjà utilisée dans un roman antérieur encore de Modiano, Quartier nocturne, et présentée alors comme empruntée à un "moraliste français". Une allusion à Henry de Montherlant : "Nous vivons à la merci de silences", est sans doute la phrase la plus saisissante de ses carnets (La Pléiade, Gallimard, 1957) ; cet aveu a ensuite été commenté par François Mauriac dans ses Mémoires intérieurs (Flammarion, 1959).




Henry de Montherlant
Dans ces conditions, Langlais fait-il référence à Modiano, Montherlant voire Mauriac ? Le flou subsiste. Comme l’écrivait Guy Debord dans son article de 1956 : "Le goût de la dérive porte à préconiser toutes sortes de nouvelles formes du labyrinthe."



Denis Cosnard

1.- Texte publié dans Les Lèvres nues n°9, décembre 1956 puis dans Internationale Situationniste n°2, décembre 1958.

2 commentaires:

  1. Patrick Modiano, le regard inquiet : AIE Denis m'a encore percé à jour....

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  2. Salut, Vous avez expliqué le sujet très bien. Le contenu a fournir des informations significatives merci pour le partage d'informations
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