dimanche 20 décembre 2020

Modiano raconté par son « principal ami d'enfance »


Dans Fragments de jeunesse, Jérôme Tubiana livre le récit touchant de son amitié d’enfance avec Patrick Modiano. Et mesure à quel point la vie intime de son ami lui a échappé.

Un choc, suivi d’une frustration tenace. Lorsqu’il lit Un pedigree à sa parution, en 2005 chez Gallimard, Jérôme Tubiana est secoué. Ami d’enfance de Patrick Modiano, il était impatient de découvrir ce récit dans lequel l’écrivain évoque sa jeunesse, ses drôles de parents désunis, la mort de son jeune frère Rudy, les bonnes fées comme Raymond Queneau qui l’ont aidé à traverser cette période difficile jusqu’à la sortie de son premier livre. Bref, ces années qu’ils ont vécues ensemble, ou côte à côte.

A la lecture, Jérôme Tubiana retrouve tout de leur enfance commune : l’école de la rue du Pont-de-Lodi (Paris 6e) où il a connu Patrick et Rudy à la rentrée 1953, l’appartement du quai de Conti où ils jouaient le jeudi après-midi, la jeune fille qui les emmenait au bois de Boulogne, les parents Modiano, Albert et cette Luisa dont il était un peu amoureux… Tout, sauf lui. Car dans cette autobiographie, Modiano cite des centaines de noms, dont ceux de plusieurs camarades du Pont-de-Lodi, mais pas Jérôme Tubiana. 

Ceux qui côtoient des écrivains souffrent parfois de se retrouver transformés en personnages contre leur gré. Tubiana vit l’expérience inverse. Il se sent oublié, effacé de l’image, alors qu’il était, écrit-il, le « principal ami d’enfance » de Modiano « entre les âges de 8 et 14 ans », et qu’il avait continué à le voir jusqu’à la fin des années 1960. D’un an plus âgé, Patrick Modiano représentait « une sorte de grand frère » pour lui. Ils se sont revus ensuite au lycée Henri-IV. Et c’est grâce à Jérôme que « Patoche » a rencontré Queneau, un ami des Tubiana.

Passé la claque initiale, Jérôme Tubiana se dit que Modiano a sélectionné ses personnages pour « mieux contrôler son histoire ». N’a-t-il pas passé sous silence de la même façon d’autres amis clés de cette époque, comme Hughes de Courson ou Betty Duhamel ? Tubiana est par ailleurs frappé par l’atmosphère « uniformément sombre » d’Un pedigree, et l’image très dure donnée des parents Modiano. Luisa y est dépeinte comme une mère froide et avide, « une jolie fille au cœur sec ». Albert comme un affairiste qui ne communique avec son fils que par des courriers sévères tapés à la machine. Jérôme Tubiana, lui, se souvient au contraire d’une Luisa éblouissante, d’un « père affectueux ». Quai de Conti, « j’avais l’impression d’aller dans une famille unie, plus chaleureuse que la mienne », raconte-t-il.

Il veut comprendre le décalage entre ses souvenirs et ceux de son ancien copain. A-t-il été aveugle ? Ou bien Modiano a-t-il triché ? A 60 ans passés, l’ancien cadre dirigeant de Danone se met à interroger d’autres témoins de cette époque, plonge dans sa mémoire, écrit. Jusqu’à sa mort, en avril 2020, il travaille à ces Fragments de jeunesse et mobilise son ami Erik Orsenna pour qu’ils soient édités. Cet Erik qu’il avait justement présenté à Modiano en 1968, en Bretagne.

Le résultat, dont Jérôme Tubiana n’a pu voir la parution, constitue un témoignage très rare sur la jeunesse du Prix Nobel de littérature 2014, donc sur les racines de son œuvre. « J’ai conscience qu’il va le recevoir comme une entrée par effraction dans sa vie », s’excuse l’auteur par avance, même s’il ne dévoile rien de compromettant.

Ce livre touche surtout parce qu’on y suit un homme en quête de vérité. Il chemine, hésite, admet ses erreurs. Il croyait avoir partagé beaucoup avec Patrick Modiano, et pouvoir relater leur enfance de façon fidèle. Il comprend peu à peu que la « part intime » de la jeunesse de son ami lui a échappé.

En outre, les années du Pont-de-Lodi furent sans doute les plus heureuses du jeune Patrick. Une sorte de parenthèse dont Tubiana a été le témoin privilégié, et qui a pu fausser son regard. « Avant, ils avaient passé, Rudy et lui, plus d’une année à Jouy-en-Josas, quasi abandonnés par leurs parents. Après, Patrick a vécu la disparition de son frère et les années de solitude en pension. »

Non, Patrick Modiano n’avait pas menti. Mais on peut donc vivre à côté de quelqu’un et ne pas saisir ce qui forme l’essentiel pour lui. Nabokov aboutissait déjà à cette conclusion dans La Vraie Vie de Sebastian Knight (Albin Michel, 1951). Jérôme Tubiana en fait à son tour le constat. Sans amertume. « Au fur et à mesure de l’écriture, j’ai dépassé les frustrations que j’éprouvais à l’égard de Patrick », confiait-il quelques semaines avant de mourir.


Article précédemment paru dans Le Monde du 17 décembre 2020.

5 commentaires:

  1. Bonjour
    Pourquoi ce livre de Jérôme Tubiana est-il introuvable? S'agit-il d'une censure de Patrick Modiano?
    Par avance merci
    Ethomas

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    1. Renseignement pris, le livre est juste épuisé. Il va être réimprimé et devrait être à nouveau disponible sous peu.

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  2. Merci beaucoup! Et bravo pour votre travail, vos recherches et votre sitr!

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  3. Bonjour,
    J'aime beaucoup tout ce travail que vous partagez avec nous. Voici du coup ma question: Est-il possible que vous ecriviez un jour prochain un dictionnaire "amoureux de" ou sur Patrick Modiano? Ce serait vraiment un trésor pour les amoureux de ses oeuvres...
    Merci pour votre réponse
    Cordialement
    E. Thomas

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    1. Bonjour,
      Merci de votre si gentil message. J'au plusieurs autres projets pour le moment, mais je garde cette excellente idée en tête !
      Amitiés,
      Denis

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