Maurice Raphaël |
Qui est Maurice Raphaël ? Cette silhouette nimbée de mystère qui apparaît dans le roman Dans le café de la jeunesse perdue est celle d’un écrivain qui a réellement existé, et que Patrick Modiano a croisé dans sa jeunesse.
De son vrai nom Victor Le Page, il est né à Brest en 1918, et mort à Paris en 1977. Son deuxième prénom était Maurice, si bien qu'il est souvent appelé Victor Maurice Le Page, ou Victor Marie Le Page, tandis que son patronyme est parfois orthographié Lepage en un seul mot.
Dans son roman, Modiano évoque en quelques mots son passé sulfureux : « On disait qu’il avait eu des ennuis après la guerre sous un autre nom », « nous pensions même qu’il avait des attaches avec le Milieu »…
Qu’en est-il ? Dans un article publié dans Le Matricule des anges en 1996, Alfred Eibel a jeté une lumière crue sur cet homme qui fut selon lui un membre actif de la collaboration, «responsable aux Questions juives pour les départements de l'Eure et de l'Eure-et-Loir durant l'Occupation », et membre de la « Gestapo française » de la rue Lauriston. Il y "torturait, au service de l'occupant, avec les braqueurs, faussaires, bordeliers, bookmakers et tueurs à la lame facile qui constituaient la bande Bonny-Lafont", écrit Eibel, reprenant des rumeurs déjà évoquées par d'autres comme Pierre Drachline.
Ces accusations restent néanmoins à démontrer, et relèvent selon certains de la pure diffamation. Une certitude: en avril et juillet 1948, Victor Le Page a été condamné à un total de trois ans de prison, deux ans pour "escroquerie par faux policier" et un an pour "actes de nature à nuire à la Défense Nationale".
Extrait de la "notice individuelle" de Victor Le Page rédigée par l'administration pénitentiaire lors de sa demande de libération conditionnelle |
Ces ouvrages n’ayant pas eu le succès espéré, Le Page-Raphaël changea à nouveau de nom, et de genre littéraire.
Il multiplia les pseudonymes (Zep Cassini, Ange Gabrielli, Victor Saint-Victor, Vic Vorlier, Luigi da Costa, Ralph Bertis…), et écrivit des romans érotiques, des romans policiers, des pièces de théâtre, des guides…
Il devint notamment assez célèbre pour ses « Série noire » et autres romans efficaces publiés sous le nom d’Ange Bastiani : Arrête ton char, Ben Hur !, Le Pain des Jules, Des immortelles pour Mademoiselle, Polka dans le champ de tir, L’Overdose, etc.
A lire aussi :
-Un blog consacré à Victor Le Page
-les souvenirs de Marino Zermac, qui connut Bastiani au bistrot Le Procope (n°404)
Bonjour,
RépondreSupprimerJe ne tombe qu'aujourd'hui sur ce billet mais je me permets de vous signaler qu'Alfred Eibel est revenu depuis sur ses propos de 1996, notamment dans le dossier qu'il a réuni lors de la dernière réédition de La croque-au-sel, voici une dizaine d'années.
Victor Le Page a été condamné à la Libération à deux ans de prison pour ses activités durant l'Occupation, ce qui est un peu léger, dira-t-on, au regard des allégations délirantes de Pierre Drachline reproduites en 1996 par Alfred Eibel.
Voyez ici, par exemple.
Merci beaucoup pour ces précisions, et ces références. Il n'empêche que les rumeurs sur le rôle de Lepage rue Lauriston, même infondées, n'ont pu que faire fantasmer Modiano, fasciné par la "Gestapo française" qui y était installée.
SupprimerPeut-être, mais il n'empêche que les rumeurs abracadabrantesques à propos de Victor — auxquelles la sortie de Lacombe Lucien, en 1977, n'est sans doute pas étrangère — ne peuvent guère lui être reprochées.
SupprimerOn n'est pas responsable des fantasmes d'autrui, que je sache.
Et si mes souvenirs sont bons, Dans le café de la jeunesse perdue montre certes une certaine fascination envers ce roublard hâbleur que Modiano prétend avoir croisé dans sa jeunesse vagabonde, mais nulle part il n'y est question de la bande à Bonny-Lafont : le roman parle surtout de Kaki, l'amante fugace de Guy Debord qui s'est défenestrée si jeune, hélas !
Cet extrait du livre de mémoires (1979) d'Eric Losfeld, Endetté comme une mule ou la passion d'éditer (Belfond) : "J’ai dit que je ne pouvais publier que quelqu’un pour qui j’ai de l’estime. Mais il y a dans la vie des individus masqués. Dès les commencements d’Arcanes, j’avais rencontré Maurice Raphaël. Il avait l’allure d’un aventurier, souple et bronzé, grand séducteur avec une faconde toute méridionale. Il m’avait remis un texte qui pouvait sembler ultramoderne, que la critique moutonnière compara à du Céline, et que Breton, moins banalement a appelé « une cryptesthésie lyrique des bas-fonds ». Effectivement, c’était un très beau texte, d’une poésie un peu crapuleuse, intitulé Claquemur. J’ai sorti ce récit, qui tourne autour des obsessions sexuelles d’un taulard, en plaquette soignée, avec une belle pointe sèche de Bellmer. Sur mille exemplaires, je n’en ai vendu que le tiers, mais on la recherche actuellement. Par la suite, j’ai publié deux autres livres de Raphaël : c’étaient en fait des rééditions de titres parus aux Éditions du Scorpion. Et j’avais avec lui des rapports cordiaux, sinon amicaux.
RépondreSupprimerSon adresse personnelle était longtemps restée un mystère. Il avait fait de la prison, racontait-on, pour s’être présenté comme un faux policier : c’était vague. Un jour, dans l’une des rares interviews que j’aie jamais données, je déclare avec un joli mouvement de menton que j’étais absolument fier de tous les auteurs que j’avais publiés, et qu’en tout cas, il n’en était aucun dont je puisse rougir. Je reçois un coup de fil d’un journaliste du Monde, il s’agit de Paul Morelle, qui me dit : « Vous vous égarez un peu dans votre admiration et votre confiance envers vos auteurs, il y en a un qui est fort douteux moralement. Qui donc ? – Maurice Raphaël. – Écoutez, je sais qu’il a fait de la taule, mais ça ne me gêne pas, et je ne demande jamais à mes auteurs leur extrait de casier judiciaire. – Mais savez-vous pourquoi il est allé en prison ? » Devant mon ignorance, Paul Morelle me dit : « Il était responsable aux questions juives pour les départements de l’Eure et de l’Eure-et-Loir. » Inutile d’ajouter que je n’ai pas revu Raphaël de ce jour jusqu’à sa mort récente."
Cet extrait du livre de mémoires (1979) d'Eric Losfeld, Endetté comme une mule ou la passion d'éditer (Belfond) : "J’ai dit que je ne pouvais publier que quelqu’un pour qui j’ai de l’estime. Mais il y a dans la vie des individus masqués. Dès les commencements d’Arcanes, j’avais rencontré Maurice Raphaël. Il avait l’allure d’un aventurier, souple et bronzé, grand séducteur avec une faconde toute méridionale. Il m’avait remis un texte qui pouvait sembler ultramoderne, que la critique moutonnière compara à du Céline, et que Breton, moins banalement a appelé « une cryptesthésie lyrique des bas-fonds ». Effectivement, c’était un très beau texte, d’une poésie un peu crapuleuse, intitulé Claquemur. J’ai sorti ce récit, qui tourne autour des obsessions sexuelles d’un taulard, en plaquette soignée, avec une belle pointe sèche de Bellmer. Sur mille exemplaires, je n’en ai vendu que le tiers, mais on la recherche actuellement. Par la suite, j’ai publié deux autres livres de Raphaël : c’étaient en fait des rééditions de titres parus aux Éditions du Scorpion. Et j’avais avec lui des rapports cordiaux, sinon amicaux.
RépondreSupprimerSon adresse personnelle était longtemps restée un mystère. Il avait fait de la prison, racontait-on, pour s’être présenté comme un faux policier : c’était vague. Un jour, dans l’une des rares interviews que j’aie jamais données, je déclare avec un joli mouvement de menton que j’étais absolument fier de tous les auteurs que j’avais publiés, et qu’en tout cas, il n’en était aucun dont je puisse rougir. Je reçois un coup de fil d’un journaliste du Monde, il s’agit de Paul Morelle, qui me dit : « Vous vous égarez un peu dans votre admiration et votre confiance envers vos auteurs, il y en a un qui est fort douteux moralement. Qui donc ? – Maurice Raphaël. – Écoutez, je sais qu’il a fait de la taule, mais ça ne me gêne pas, et je ne demande jamais à mes auteurs leur extrait de casier judiciaire. – Mais savez-vous pourquoi il est allé en prison ? » Devant mon ignorance, Paul Morelle me dit : « Il était responsable aux questions juives pour les départements de l’Eure et de l’Eure-et-Loir. » Inutile d’ajouter que je n’ai pas revu Raphaël de ce jour jusqu’à sa mort récente."
Tissu de mensonges entrelacés de demi-vérités : Losfeld — pour qui j'ai la plus grande estime, soit dit en passant — connaissait parfaitement le passé judiciaire de Victor lorsqu'il a publié Claquemur.
RépondreSupprimerMais lors de la rédaction de Endetté comme une mule, il a craint de se retrouvé mis au ban comme le fut Jérôme Martineau quelques années auparavant — pour des raisons autrement plus graves.