dimanche 30 juillet 2017

Dans le café de la jeunesse perdue, lu par Paul Gellings


Dans le Café de la jeunesse perdue lu par Paul Gellings, écrivain et essayiste spécialiste de Patrick Modiano. 

"Un café appelé Le Condé dans une rue parisienne crépusculaire qui descend vers le carrefour de l’Odéon. Voilà le souvenir qui constitue le point de départ du dernier roman de Patrick Modiano. Et inutile de dire que l’on y est tout de suite à l’aise. Car, en dépit d’une évolution certaine, Modiano demeure remarquablement fidèle à la singularité de son univers. On lui connaissait depuis longtemps le motif du café – lieu emblématique de transit et de déracinement ; maintenant, à la veille de ses quarante ans d’écriture, il réexploite et renouvelle ingénieusement ce même motif. 


Le Condé donc, espace poétique à la fois clairement indiqué et imprécis, « zone neutre » (on en reparlera) entre le Quartier latin et Saint-Germain-des-Prés. Une faune assez typée fréquente l’établissement. Deux ou trois quinquagénaires, le reste autour de la vingtaine. Parmi les plus mûrs, quelques hommes de lettres : Arthur Adamov, Olivier Larronde, Maurice Raphaël. Les jeunes ont pour alibi social des études universitaires fantaisistes, et sont pour la plupart dotés de noms truculents, comme on n’en trouve que dans des bars d’habitués un peu bohème : Tarzan, Zacharias, la Houpa. 

Arthur Adamov en 1968, par Serge Hambourg
(www.serge-hambourg.com)
Au centre du groupe rayonne mystérieusement celle que l’on a baptisée « Louki ». Quelquefois droguée, le plus souvent paumée, elle s’appelle tour à tour Jacqueline Delanque et Jacqueline Choureau, avant d’en arriver à se surnommer elle-même: Jacqueline du Néant. Elle ne croit pas si bien dire… 

Pour ce qui est du temps, le café n’existe plus aujourd’hui et il semble que l’on doive situer «la jeunesse perdue » de Louki et des autres dans les années lointaines d’un après-guerre indécis, époque seulement repérable grâce à des personnages « réels » comme les trois écrivains vieillissants. Mais sont-ils réellement si réels ? Ne seraient-ils pas plutôt les figurants chimériques d’un passé déjà révolu par le passé ?

Peu importe, au demeurant, de mesurer la part du vrai et du faux dans ce livre, puisque nous avons là, une nouvelle fois, une réalité romanesque signée Modiano. Observons, en revanche, que - beaucoup plus que dans ses précédents romans - il évoque une période presque intemporelle où, de surcroît, le calendrier se brouille parfois bizarrement: « J’ai l’impression de confondre les saisons. Quelques jours après cette soirée, j’ai accompagné Louki à Auteuil. Il me semble que c’était en été, ou alors en hiver, par l’une de ces matinées de froid, de soleil et de ciel bleu.»

Retournons au Condé, pour suivre de près les narrateurs successivement mis en place par l’auteur. Du café - bateau tantôt à la dérive, tantôt franchement ivre – nous parviennent leurs témoignages à mi-chemin du procès-verbal et du monologue intérieur. Il s’agit de quatre tentatives de retracer les cheminements troubles du mauvais sort qui finira par emporter Louki. Ont la parole : un jeune étudiant de l’École des Mines, d’entrée de jeu intrigué par Louki ; un détective privé, engagé par le mari de Louki ; Louki en personne (dans un passage singulièrement grisant !) et Roland, l’homme avec lequel elle a brièvement partagé sa vie.

Chacun s’exprime à sa façon particulière et pourtant on ne manquera pas de retrouver dans chaque épisode la « petite musique » de Modiano. Tel ce moment on ne peut plus lyrique où le détective a la curieuse sensation d’entrer en contact avec Louki par une sorte de rêverie éveillée: « je sentais sa présence sur ce boulevard dont les lumières brillaient comme des signaux, sans que je puisse très bien les déchiffrer. Et me semblaient encore plus vives, ces lumières, à cause de la pénombre du terre-plein. À la fois vives et lointaines.» 

À travers ces quatre témoignages se dessinent trois projets d’écriture. Dans le premier chapitre, un registre des allées et venues des clients du Condé est tenu par le jeune Bowing dit « le Capitaine ». Le détective privé, ensuite, se sert d’un carnet de notes où il inscrit des détails comme « Lui, 36 ans. Elle, 22. Neuilly. Appartement rez-de-chaussée. Pas de meubles». Enfin, Roland tente de composer un ouvrage consacré aux « zones neutres ». 

Les Horizons perdus, de James Hilton
De fait, la topologie de Modiano est en train d’évoluer vers une sorte de cosmologie occulte de Paris. Non seulement on trouve de l’électricité dans l’air parisien en octobre, mais on remarquera également des champs magnétiques dans le VIe, puis des limbes situés au-delà de Montparnasse, voire des éclats de matière sombre et un Éternel Retour à base de lambeaux de vie antérieure à d’autres endroits de la ville. 

Se désenclavent, en outre, des perspectives aliénantes, qui transportent notamment Louki dans un ailleurs mystique : «Beaucoup plus tard, Guy de Vere m’a fait lire Horizons perdus, l’histoire de gens qui gravissent les montagnes du Tibet vers le monastère de Shangri-La pour apprendre les secrets de la vie et de la sagesse. Mais ce n’est pas la peine d’aller si loin. Je me rappelais les promenades de la nuit. Pour moi, Montmartre, c’était le Tibet. Il me suffisait de la pente de la rue Caulaincourt. »

Sans doute, le maître à penser nommé De Vere (type de personnage de plus en plus récurrent chez Modiano) y est-il pour quelque chose, mais retenons ici surtout une fascination croissante face à une rupture irrévocable avec toute cohérence sociale, toute structure spatio-temporelle. L’épigraphe et le titre empruntés au situationniste Guy Debord l’annoncent déjà : ce nouveau Modiano s’organise autour d’une salle de café anarchique où l’on verra s’accomplir une fatale symbiose entre grisaille et griserie."

(Texte paru précédemment dans La Nouvelle Revue Française de janvier  2008, numéro 584 et dans L’œil de la Nrf, Gallimard 2009. Republication avec l'aimable autorisation de l'auteur.)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire