samedi 10 octobre 2015

Patrick Modiano fait redécouvrir l'unique livre de Françoise Frenkel


Tout le monde avait oublié Françoise Frenkel, cette jeune intellectuelle juive polonaise qui ouvrit une librairie française à Berlin dans les années vingt puis se cacha dans la France occupée. Son unique livre, Rien où poser la tête, publié en 1945, avait vite sombré dans l'oubli. Il reparaît le 15 octobre aux éditions L'Arbalète Gallimard, avec une préface de Patrick Modiano (la préface et les premières pages peuvent être consultées ici).
"Ce qui fait la singularité de Rien où poser sa tête c'est qu'on ne peut pas identifier son auteur de manière précise, écrit Modiano dans sa préface. Je préfère ne pas connaître le visage de Françoise Frenkel, ni les péripéties de sa vie après la guerre, ni la date de sa mort. Ainsi son livre demeurera toujours pour moi la lettre d'une inconnue, oubliée poste restante depuis une éternité et que vous recevez par erreur, semble-t-il, mais qui vous était peut-être destinée". 
e à Piotrków en Pologne, Frymeta Idesa Frenkel dite Françoise Frenkel étudie la littérature à Paris, à la Sorbonne. Puis elle part pour Berlin où elle fonde en 1921 la première librairie française. Elle la tient avec son mari, Simon Rachenstein, qui est absent du livre, précise Modiano dans son texte. 

Le succès est rapidement au rendez-vous. "L'élite allemande commença à paraître, d'abord très prudemment, dans ce nouveau havre du livre français. Puis les Allemands se montrèrent de plus en plus nombreux: philologues, professeurs, étudiants, et les représentants de cette aristocratie dont l'éducation fut fortement influencée par la culture française", raconte Françoise Frenken dans son livre. 

Les Français de passage dans la capitale allemande rendent également visite à la librairie, rapporte-t-elle, citant "Claude Anet, Henri Barbusse, Julien Benda, madame Colette, Debroka, Duhamel, André Gide, Henri Lichtenberger, André Maurois, Philippe Soupault, Roger Martin du Gard".

Mais être juive dans l'Allemagne nazie, et y tenir une librairie française, deviennent de plus en plus compliqués au fil des années 1930. En août 1939, le consulat français lui conseille fortement de quitter la ville avec les autres Français de Berlin. C'est ainsi qu'elle se résout à rejoindre Paris... quelques jours seulement avant le début de la seconde guerre mondiale.

François Frenkel ne reste guère dans la capitale. Grâce à des amis, elle obtient des laisser-passer pour Avignon, puis Vichy, puis Nice. Ce qu'elle voit la désole. "Des juifs, de tous les pays occupés, tournaient dépaysés, sans but et sans espoir, dans une inquiétude et une agitation toujours grandissantes."

La première édition du livre
de Françoise Frenkel
En 1942, elle se fait recenser comme juive. Mais elle mesure le danger qu'il y a à rester dans cette France occupée qui fait la chasse aux juifs. Elle tente de passer en Suisse, et se fait arrêter alors qu'elle essaye de passer la frontière. La seconde tentative sera la bonne, en juin 1943. 

C'est là, en Suisse, qu'elle vit jusqu'à la fin de la guerre. C'est aussi une maison d'édition suisse, Jeheber, à Genève, qui publie dès septembre 1945 son témoignage, écrit dans un français parfait. Son titre constitue sans doute une allusion aux évangiles : "Les renards ont des terriers, les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l’Homme n’a pas où poser sa tête". 

Qu'est devenue ensuite Françoise Frenkel ? Nul ne le sait précisément. Elle est morte à Nice en janvier 1975. 

C'est précisément dans cette ville que l'écrivain Michel Francesconi découvre un exemplaire du livre de Françoise Frenkel en 2010, lors d'un déballage des compagnons d'Emmaüs. "
J'ai été attiré par le titre", a-t-il indiqué à l'AFP.

Il en parle autour de lui, et une de ses amies, Valérie Scigala, en publie quelques mois plus tard de nombreux extraits sur son blog, Véhesse. C'est ainsi que le livre sort peu à peu de l'oubli, jusqu'à parvenir à Gallimard, et à Modiano. Le Prix Nobel est d'autant plus touché qu'une partie du récit se déroule dans des lieux qu'il connaît bien, comme Anneçy.  


Une recension du livre de Françoise Frenkel parue en 1946 dans Le mouvement féministe,
organe officiel de l'Alliance nationale des sociétés féminines suisses

7 commentaires:

  1. Ce livre devait attendre Patrick Modiano, toujours aussi généreux; merci, je m'en vais commander le livre: "veuille leur porter l'affection reconnaissante qu toute action magnanime mérite".

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  2. Formidable récit, lucide et sans pathos, émouvant : à lire et à faire lire, du fait de sa résonance avec l'actualité.

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  3. un livre qui m"a émue, j'ai retrouvé les lieux niçois ou elle trouvé temporairement refuge. Je devais avoir trois ou quatre ans, et mon pére qui était médecin a pris beaucoup de risques avec certains de ses patients. Elle décrit avec une excellente acuité le profil si sympathique du vrai niçois qui malheureusement a disaparu.Une pensée pour toutes ces personnes persécutées ...Nous ne vous oublions pas.

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    1. Merci de ce témoignage. N'oublions jamais, en effet

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  4. Très envie de lire ce livre. J'en ai lu un extrait. L'écriture est simple, agréable et le témoignage sur le quotidien de cette époque est prenant.

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